Par

Que faire de Lénine ? Si les premières années de la Russie soviétique ne donnent pas lieu au déchaînement de violence que l'on décrit parfois et ouvrent même la voie à des libertés nouvelles, des dérives antidémocratiques sont néanmoins en germe dans l'attitude méfiante de Lénine à l'égard du « juridisme bourgeois ».

De Vladimir Illitch Oulianov, on retiendra une formidable intelligence politique qui va lui permettre, dans les conditions les plus insensées (chef de parti clandestin, puis acteur majeur dans une Russie en fusion et enfin architecte d’une révolution socialiste), d’apporter des réponses appropriées à des défis inédits. Un peu plus de quarante ans après la Commune de Paris, il sut faire vivre le premier État socialiste au monde (la Commune était alors la référence obligée, et on se souvient que Lénine, constatant que sa révolution avait d’ores et déjà duré plus longtemps que l’exemple parisien, avait fêté comme il se doit cette victoire…).

fredo_coyere04.jpg



Les bases d’une restructuration politique et sociale radicale
Vladimir Illitch Oulianov pilota le pays durant à peine un septennat et jeta les bases d’une restructuration politique et sociale radicale. Dans l’histoire bouleversée de l’URSS, cette période (1917-1924) est tout à fait singulière. Elle se distingue de l’arbitraire stalinien ultérieur. Pour autant Lénine (et le « léninisme ») porte en germe la fatale dérive autoritaire qui conduira l’URSS à l’impasse.
Un débat traversa un temps les communistes français sur les différences entre Lénine et Staline. L’idée assez partagée alors était la suivante : si le stalinisme était synonyme de répression et de régression, Lénine incarnait une phase plus « libérale » de la révolution.
Apparemment, la révolution russe première manière, d’octobre 1917 à la fin des années 1920 (Lénine meurt en 1924, mais il semble cliniquement mort dès la moitié de l’année 1923), se différencie de l’enrégimentement des années qui vont suivre. Dans des conditions politiques invraisemblables (séquelles de la Grande Guerre, misère massive, puis guerre civile et intervention étrangère), Lénine installe un pouvoir politique basé sur une alliance entre une classe ouvrière fragile et une paysannerie pauvre. Rien à voir avec le contexte espéré par les marxistes de l’époque. De plus, la révolution n’intervient que dans un seul pays : cela non plus n’était pas au programme.
En quelques mois, le nouveau régime bénéficie d’une popularité incontestable en tenant ses promesses, c’est-à-dire en apportant la paix (Lénine a le courage de signer une paix « honteuse »), en distribuant la terre, en redonnant sa dignité aux damnés. Le pays résiste à l’agression de quatorze pays, bat les armées blanches, remet sur pied une manière d’administration (les anciennes élites s’étaient débinées). Vaste programme en un temps record et dans un cadre politique imprévu : le parti bolchevique se retrouve seul, le parlementarisme est hors jeu, les socialistes de gauche sont dans l’opposition.

« Vladimir Illitch Oulianov pilota le pays durant à peine un septennat et jeta les bases d’une restructuration politique et sociale radicale. »

Le pays connaît un état d’urgence permanent. Après un moment baptisé « communisme de guerre » (rationnement, centralisme) est expérimentée une nouvelle politique économique (NEP) plus ouverte. L’heure est à l’industrialisation, à l’électrification, à la planification. L’ambiance de cette Russie soviétique première manière est volcanique. Pourtant, cette phase n’est pas la plus sanglante. On n’enregistre « que » quelques dizaines de morts à Petrograd en novembre 1917 par exemple (sans commune mesure avec les 30 000 victimes de la répression versaillaise, en 1871, ou les milliers de morts spartakistes en Allemagne, en 1919). « À ses débuts, ce pouvoir soviétique […] a été sans doute un des gouvernements révolutionnaires de l’Histoire qui s’est le plus appliqué à ménager les vies et toutes les valeurs intellectuelles et artistiques », peut-on lire dans l’ouvrage collectif L’URSS et nous (Éditions sociales, 1978, p. 41).
Alors que les affrontements armés ne vont jamais vraiment cesser, le parti n’encourage pas une politique de terreur. Au VIe Congrès panrusse des soviets, fin 1918, sont adoptés des décrets sur la « légalité révolutionnaire » et sur la protection des citoyens. Lénine semble hostile aux violences indiscriminées qui se manifestent ici ou là, à l’attitude vexatoire de Staline et d’Ordjonikidzé en Géorgie en 1921, ou à la mise au pas des syndicats par Trotski. Soljenitsyne accuse à tort Lénine d’être le créateur du Goulag (l’administration des camps) dès 1918, alors que la répression des spéculateurs, dans les campagnes notamment, est à l’époque limitée, et sans commune mesure avec l’entreprise concentrationnaire ultérieure. C’est l’époque du parti unique mais « on » parle (Boukharine, Radek, Gorki, Pavlov) d’un possible retour du pluralisme. En 1920 et 1921, des mencheviks sont encore élus dans différents soviets. Un seul procès politique est signalé ces années-là. Avec la NEP, une presse autonome et critique peut se manifester. On encourage le retour des émigrés, on donne des responsabilités à des intellectuels sans obligation d’adhésion au bolchevisme.
« En somme, jusqu’à la fin des années 1920, on peut vivre en Russie soviétique en ne cachant pas des idées sensiblement différentes de celles professées par le pouvoir » (L’URSS et nous, op. cit.). La composition de l’Académie des sciences est inchangée ; il n’y a pas d’épuration à l’université. Les communistes sont minoritaires dans des structures administratives comme le Gosplan. Des membres du parti occupent des postes dirigeants malgré un passé d’opposants à la ligne officielle. Le meilleur exemple en est Trotski, mais on citera aussi Lounatcharski, Zinoviev, Kamenev… Dans le parti, les fractions sont interdites mais l’expression de divergences est possible.

« Apparemment, la révolution russe première manière, d’octobre 1917 à la fin des années 1920, se différencie de l’enrégimentement des années qui vont suivre. »

Des libertés nouvelles apparaissent. Les capitalistes sont dépossédés de leurs privilèges, les salariés gagnent des droits nouveaux, la liberté de circulation intérieure est instaurée et, surtout, c’est l’heure de l’égalité hommes/femmes, phénoménale avancée pour l’époque (divorce, contraception). Droits nouveaux aussi pour les peuples « colonisés » et droit de vote généralisé. En même temps, et sans prétendre que le stalinisme est l’enfant du léninisme, les dérives antidémocratiques qui suivront dès les années 1930 sont en germe dans les premières années de la Révolution.

Un mépris à peu près total pour toute forme institutionnelle de démocratie
Non seulement parce qu’on connaît tôt des phases répressives (contre les cosaques ou les anarchistes, ou encore l’exil forcé de philosophes « dissidents »), que les conditions de guerre peuvent en partie expliquer sans les justifier. Mais, surtout, parce que les léninistes témoignent d’un mépris à peu près total pour toute forme institutionnelle de démocratie. Comme s’ils partaient de l’idée que les notions de droit, de vote, de libertés légales (et d’État) étaient des valeurs « bourgeoises ». L’usage que les possédants avaient pu en faire auparavant était interprété comme une sorte de mascarade. Le parlementarisme était purement supprimé. L’État précédent mis à terre ne fut pas remplacé par de nouveaux codes institutionnels ou juridiques. Un arbitraire « de classe » s’installe. Un temps, des tribunaux peuvent juger sans code, à l’instinct de classe si l’on peut dire. Le droit de vote est certes généralisé mais modulé selon les circonstances. Il n’y a pas de codification du droit de manifestation ni de droit de grève. « On partait de l’idée que le socialisme allait rapidement unifier les intérêts de la société, détruire les racines des conflits du travail. Donc si, dans une phase transitoire, on pouvait dans la pratique donner une réponse libérale à la question des différences d’opinion et des conflits du travail, il n’y avait aucune raison de donner une forme institutionnelle à ces réalités destinées à dépérir. »
Au nom de la lutte contre le juridisme bourgeois, on ouvrait la voie « à la tentation volontariste et autoritaire et à l’idée que le consensus démocratique lui-même était une donnée relative qu’on pouvait manipuler [… et on encourageait] une orientation purement gestionnaire et éventuellement autocratique de la politique où le fonctionnement démocratique ne serait plus que convention » (idem). Bref, à la phase léninienne de la révolution, prodigieuse et rapide mutation, marquée tout de même par un certain souci du dialogue, succédera, naturellement, au temps de la collectivisation, un régime de parti unique, de culte de la personnalité et d’arbitraire.

Le proleTkult
L’attitude de Vladimir Illitch Oulianov à l’égard de la culture offre un exemple de cette dérive autoritaire qui était en germe dans le léninisme. Dans les premières années de la révolution (et cela va durer tout au long des années 1920), le parti laisse libre cours aux diverses tendances artistiques et littéraires. C’est une période de créativité extrême (poésie, prose, théâtre, cinéma, architecture, peinture). Pourtant, dès 1920, Lénine, dans sa « Lettre du comité central sur le proletkult », entend changer la donne. Proletkult était une abréviation de « culture prolétarienne », une organisation très populaire qui prônait l’appropriation de la culture par les ouvriers et les masses. Inquiet de la force du mouvement, Lénine modifie de manière autoritaire l’organisation du proletkult et règle au passage ses comptes avec les futuristes. Vladimir Illitch Oulianov donnait la priorité à un travail d’éducation populaire massive et se méfiait de toute forme de rénovation culturelle, assimilée à du gauchisme et repoussée aux calendes grecques. Cette lettre de 1920 « donne en fait le prototype des mesures dirigistes (et administratives) ultérieures »

« À la phase léninienne de la révolution, prodigieuse et rapide mutation, marquée tout de même par un certain souci du dialogue, succédera, naturellement, au temps de la collectivisation, un régime de parti unique, de culte de la personnalité et d'arbitraire. »

Le léninisme existe-t-il ? Il n’y a pas à proprement de corps de doctrine. Des scribes dogmatiques, dans les années staliniennes et post-staliniennes, vont inventer un ensemble de règles qui donneront lieu au « marxisme-léninisme », catéchisme soviétisé et infantilisant des textes de Marx et Engels. Le PCF prendra officiellement ses distances avec le « marxisme-léninisme » à son XXIIIe congrès, en 1979. Et il a bien fait.

*Gérard Streiff est journaliste et historien. Il est docteur en histoire contemporaine.