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« En 1986, j’avais écrit pour Mandela une chanson, Asimbonanga, qui signifie en zoulou Nous ne l’avons pas vu. À l’époque, nous savions qu’il était emprisonné sur Robben Island, mais comme nous n’étions pas autorisés à avoir un portrait de lui, c’était pour nous un symbole sans visage, une étoile qui brillait dans notre ciel. » Johnny Clegg

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Comme une macabre coïncidence en pleine finalisation de ce dossier consacré à l’engagement, le 16 juillet dernier s’éteignait Johnny Clegg, l’un des derniers grands chanteurs engagés de notre temps. Au-delà de l’hommage, tout naturel, à l’artiste et au combattant anti-apartheid, c’est toute une époque qui paraît se clore avec lui. La fin de l’apartheid, en Afrique du Sud, sonne comme l’une des dernières victoires du mouvement communiste mondial, dans un contexte général de crise, où l’éclatement de l’URSS succède à la chute du mur de Berlin. La suite est connue. Victoire et hégémonie des États-Unis sur le plan international, triomphe du capitalisme dans sa version néolibérale, fin de l’histoire…

Le sens du mot « engagement »
Pour un temps, du moins. Se pose alors la question de la place de l’engagement dans cette nouvelle période. Le mot, d’abord, est truffé de pièges. Il dérive du gage ou du guagier, en ancien français ; un terme qui désigne, dès le XIIe siècle, la garantie que l’on offre afin d’assurer un remboursement ou l’exécution d’une tâche. Cinq siècles plus tard, le mot s’enrichit et acquiert à la fois une signification concrète – engager au sens de faire pénétrer un objet dans quelque chose – et abstraite, soit engager sa parole et être contraint par elle, à une promesse, un mariage, etc. De manière analogue, la forme substantivée « engagement » en vient à désigner, à partir du XVIe siècle, ce qui pousse quelqu’un à agir d’une certaine façon, et l’état de celui qui est engagé dans une situation sociale, impliquant certaines obligations. À partir du XVIIIe siècle, le mot arbore une coloration plus militaire et désigne autant le fait d’être recruté comme volontaire dans une armée que l’introduction d’une unité militaire dans la bataille. Ce n’est qu’au XXe siècle en réalité que l’engagement en vient à désigner le fait de prendre position sur des questions politiques, à travers notamment sa forme pronominale, « s’engager ».

« Ce n’est qu’au XXe siècle en réalité que l’engagement en vient à désigner le fait de prendre position sur des questions politiques, à travers notamment sa forme pronominale, “s’engager”. »

L’engagement, même quand il est solitaire, se fait au nom d’un idéal qui dépasse la simple personne de celui qui s’engage. Son contenu a nécessairement une portée collective et vise à prendre part à un combat commun. L’engagement induit également une exposition au regard d’autrui. Lorsqu’on s’engage, on s’expose dans l’espace public et on assume des idées, un combat en son nom propre… Avec la part de risque associé à cette prise de responsabilité, de la pression exercée sur l’évolution d’une carrière à l’élimination brutale d’un Victor Jara. L’absence du mot n’équivaut cependant pas à l’absence de la chose. Des écrits d’Agrippa d’Aubigné et de Ronsard durant les guerres de Religion à ceux de Hugo au XIXe siècle, il n’est pas nécessaire d’attendre Camus et Sartre pour en constater l’application dans le domaine des arts. Le XXe siècle reste toutefois attaché à la formalisation de l’engagement, qu’il soit collectif et massif ou qu’il s’incarne dans la figure de l’intellectuel engagé. De ce point de vue là, la période qui succède à la Seconde Guerre mondiale fait figure d’apogée. La pensée de Sartre, les écrits d’Aragon, les chansons de Ferrat participent d’une lame de fond mondiale où se mêlent le néoréalisme italien, la poésie de Césaire et de Neruda ou encore la nueva canción sud-américaine de Violeta Parra et Victor Jara. La lutte idéologique n’a bien évidemment pas épargné le domaine et la définition même de l’engagement a fait l’objet d’un solide travail de dépolitisation. Il suffit de lire quelques grands dictionnaires et encyclopédies de référence pour s’en convaincre. Ici on s’attachera à bien distinguer le militantisme de l’engagement, envisagé comme la forme extrême de celui-ci, « lorsque la dimension de servitude l’emporte sur celle de liberté ». Là, sans qu’on puisse trop en comprendre la logique, on évoquera les artistes dissidents soviétiques au milieu d’un article sur les intellectuels engagés en France…

Une évolution marquée par le néolibéralisme
Avec la victoire planétaire du néolibéralisme dans les années 1990, ce travail idéologique a abouti à l’émergence d’une définition édulcorée et inoffensive de l’engagement. La fin des grands récits politiques et des idéologies ayant été proclamée, l’engagement se fait moins ambitieux et se referme sur de petites causes bien particulières. Cette évolution va de pair avec le développement, sans précédent, de l’individualisme et du fondamentalisme marchand. Dans cette société, désormais organisée autour des besoins de consommation et de leur assouvissement, l’engagement désintéressé en faveur des autres semble au mieux délicieusement désuet, et au pire franchement suspect, voire condamné. L’individu étant fermement engagé à se soucier avant tout de ses besoins propres, il n’y a guère plus de place pour ce folklore d’un autre temps… À moins bien sûr que cet engagement se fasse au service d’une ambition personnelle. Ainsi, le triste spectacle de générations entières de cadres de l’UNEF, poursuivant tout naturellement leur engagement en tant qu’élus d’un PS de plus en plus discrédité, voire, plus récemment, en tant que cadres de la macronie, a pu alimenter un certain dégoût dans les jeunes générations. La nature ayant horreur du vide, à mesure que l’engagement politique décline, l’implication dans le secteur associatif s’accroît. Alors que ce secteur voit le nombre de ses bénévoles en constante augmentation depuis le début des années 2010, le nombre d’adhérents réels des principaux partis politiques décroît dramatiquement et la méfiance de la population vis-à-vis des syndicats et des partis atteint des sommets dans les enquêtes d’opinion. Dans le cas du secteur associatif, l’exposition est peut-être perçue comme mieux acceptée socialement, par opposition à une étiquette politique ou syndicale apparaissant comme plus chargée. La possibilité d’obtenir de petites victoires concrètes peut également jouer, alors que l’horizon d’une émancipation globale de l’humanité semble désespérément bouché. Paradoxalement, alors qu’il a été désarmé et digéré par la doxa néolibérale, le terme d’« engagement », comme d’ailleurs celui de « citoyen », se trouve accordé à toutes les sauces. Le voilà solidement revendiqué dans le monde de l’entreprise comme condition sine qua non pour être réellement corporate. Le voici intégré dans les programmes scolaires, valorisé dans les nouveaux parcours, pour peu que l’élève s’engage dans la direction préalablement fixée par l’Institution. Des formes alternatives d’engagement sont régulièrement exhibées dans la presse, a fortiori dès qu’il s’agit de la jeunesse. La signature d’une pétition, ou le fait de relayer une campagne sur les réseaux sociaux sont ainsi envisagés comme des formes d’engagement plus porteuses. Pour surmonter les difficultés des partis politiques traditionnels, des mouvements s’imposent à l’occasion de l’élection de 2017 et, s’inspirant de ces modalités, proposent un cadre moins contraignant qu’une adhésion avec carte. Deux ans après, néanmoins, on peut constater que ce qui avait fait leur force est également leur principale faiblesse et que ce cadre, moins contraignant, n’a pas suffi à retenir ceux qui avaient décidé de les suivre.…

Un certain renouveau
Et pourtant, les plus optimistes relèveront volontiers que, depuis le début du siècle, bien des indices témoignent d’un certain renouveau. L’écho rencontré par un nombre croissant de penseurs critiques, la notoriété retrouvée de Karl Marx ou les constats de plus en plus sévères sur l’avenir du capitalisme sont autant d’éléments qui invitent à l’espoir. Entre les mobilisations de la jeunesse pour le climat et le mouvement des gilets jaunes, cette dernière année a été le théâtre de formes d’engagement inédites, permettant la conscientisation de tout un pan de la société, jusque-là en retrait. De la même manière, la mobilisation des enseignants, allant jusqu’à toucher le baccalauréat, ou le nombre croissant de services d’urgence en grève montrent combien les conditions matérielles actuelles fabriquent de l’engagement. La tâche est, bien évidemment, immense, et le rapport de force plus que défavorable. Mais face à un système qui détruit méthodiquement tout ce qui reste de liens sociaux dans notre société et qui est prêt à compromettre l’avenir même de la planète, l’heure est plus que jamais à l’engagement.

Mickaël Bouali est responsable de la rubrique Histoire. Il a coordonné ce dossier.

Cause commune n° 13 • septembre/octobre 2019