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Une grande confusion

Signe des temps : le 30 janvier dernier, lors d’un colloque organisé par la docte Académie des sciences morales et politiques, consacré à l’enseignement des sciences économiques et sociales au lycée, un des orateurs, économiste pour un grand groupe bancaire new-yorkais, fait mine de s’interroger : « Qui parle encore de classes sociales aujourd’hui ? ». Dans son « rapport », il ajoute que « le monde des rentiers décrit par Balzac est depuis longtemps fini », et invite, entre autres, à renvoyer l’étude de la pensée marxiste aux cours d’histoire-géographie pour se concentrer sur les mathématiques financières. Une telle sortie publique, pour caricaturale qu’elle soit, n’en est pas moins symptomatique d’une réticence plus générale à envisager les rapports de classe qui sont au cœur même du capitalisme. On peut faire crédit à cet économiste, comme aux « rentiers » financiers qu’il sert, d’être sincère dans leur cécité qui ne voit comme seuls « privilégiés » que les insiders (littéralement, personnes situées à l’intérieur, intégrées) ces salariés, femmes et hommes, titulaires d’un emploi stable et correctement rémunérés, qu’il conviendrait de flexibiliser pour laisser de la place aux outsiders (littéralement, personnes situées à l’extérieur, exclues), chômeurs et précaires. Certains, tel le milliardaire Warren Buffet, sont plus lucides – et cyniques – en reconnaissant l’existence de la lutte des classes ; il précise que c’est la sienne qui est en train de gagner. Mais la confusion est tout aussi – sinon plus – forte encore à gauche et dans la classe laborieuse.

D’aucuns aiment à parler des « gens », sans enjeu de classe, et nombreux sont ceux qui croient à l’avènement d’une vaste « classe moyenne » qui engloberait pratiquement toute la population, en dépit des statistiques qui mettent en évidence un creusement des inégalités, non seulement en matière de revenus ou de conditions de vie, mais aussi d’accès à de nombreux biens sociaux : éducation, santé, services publics, etc. sans parler des différences de position occupées dans les rapports de production (employeur, indépendant, salarié…). La montée du slogan porté par le mouvement Occupy consistant à fustiger l’extrême opulence des « 1 % » auxquels serait opposé un grand « nous » regroupant les 99 autres % de la population peut sembler mettre au défi une lecture de classe, en ce que cela distingue deux groupes selon une ligne de fracture qui n’est pas exactement celle des classes sociales stricto sensu.

Alors pour ce premier dossier de Cause commune, nous avons souhaité interroger cette notion fondamentale de classe, au regard des évolutions de notre monde. Marx qui accorde une importance considérable à cette question les définissait objectivement, par leur position dans les rapports de production. Toute classe, insistait-il, se définissait ainsi par rapport aux autres.

Raviver une conscience de classe parmi les exploités

Quand on questionne plus particulièrement la notion de « classes dominantes », il importe de ne pas oublier les classes dominées sans lesquelles elles ne pourraient tout simplement pas exister, dans tous les sens du terme. Pourquoi donc se concentrer ici sur les premières ? D’abord, parce que les sciences sociales ont tendance à se focaliser sur les « classes populaires ». Il faut d’ailleurs noter que l’emploi du mot « classes » n’implique pas nécessairement une filiation avec une conception marxiste de celles-ci. De ce point de vue, l’essor du syntagme « classes populaires » n’est pas sans poser question. Si, après Marx, on se focalise sur les rapports de production, n’est-il pas plus rigoureux de parler des couches populaires du salariat plutôt que de scinder celui-ci en classes distinctes selon une logique verticale (inférieures, moyennes, supérieures) souvent rapportées aux revenus ? Le sociologue Jean Lojkine, dans un dossier de La Pensée (1992) traitant le même thème que nous, revenait en effet sur la notion de prolétariat chez Marx. « Il ne s’agit, rappelons-le, ni des pauvres [...], ni des seuls ouvriers, mais bien de l’ensemble de ceux qui ne vivent que de la vente de leur force de travail, autrement dit des salariés de la production comme des services », de sorte que qualifier de « bourgeoisie salariée » ces salariés qui ont de l’argent est une « contradiction in adjecto ». Mais ceci est un autre débat… Cela dit bien toutefois que le problème ne se résume pas à une division entre ceux qui parlent de classes et ceux qui refuseraient d’en parler. Parmi les premiers, malgré l’identité du mot, il n’est pas toujours sûr que l’on parle de la même chose.

« La grande bourgeoisie représente aujourd’hui la seule classe réellement consciente d’elle-même et mobilisée pour défendre ses intérêts, au sens large, pratiquant même, ironie suprême, un véritable “communisme pratique”. »

Revenons donc aux classes dominantes - au singulier ou au pluriel, d’ailleurs ? Force est de constater que les sciences sociales les ont, à quelques heureuses exceptions près, largement délaissées, laissant les média constituer des représentations aussi flatteuses que faussées et sélectives de leurs membres. Or, comme l’ont bien rappelé Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, la grande bourgeoisie représente aujourd’hui la seule classe réellement consciente d’elle-même et mobilisée pour défendre ses intérêts, au sens large, pratiquant même, ironie suprême, un véritable « communisme pratique ». Ensuite, parce que persiste un débat important concernant l’unité de ces classes dominantes. Celui-ci a été ravivé dans l’immédiat après-guerre par les sociologues Charles Wright Mills et Robert Dahl. Le premier défendant la thèse d’un « monisme » des classes dominantes, c’est-à-dire une unité profonde alliance des intérêts entre les dirigeants politiques, économiques et militaires notamment. Quand le second, à partir d’une enquête de terrain dans la ville de New Haven, portait celle d’une « polyarchie », c’est-à-dire d’un pouvoir pluriel partagé entre différents secteurs de la société relativement autonomes les uns des autres. Enfin, parce que dans la phase actuelle de capitalisme globalisé, il est essentiel de s’interroger sur les recompositions des rapports de classe, non sans noter que l’internationalisme semble désormais bel et bien davantage l’apanage des mieux dotés. À tout le moins, il faut noter les considérables reclassements internationaux à l’œuvre dans la bourgeoisie avec la puissante montée des acteurs extérieurs à la « Triade » historique (États-Unis, Europe occidentale, Japon), sans parler de la place des femmes.

Le petit monde de celles et ceux qui détiennent les grands moyens de travail change finalement plus et moins vite que l’image qu’on en a. D’un côté, une vieille bourgeoisie, volontiers entée sur l’aristocratie elle-même, garde plus de leviers qu’on ne l’imagine ; de l’autre, surgissent maints acteurs nouveaux et le souvenir à cigare du pâle vieux mâle britannique n’est plus qu’une part de la réalité. Plus largement, l’évolution du capitalisme lui-même confronte les possédants à des réalités aussi foncièrement nouvelles qu’inégalement appréhendées par eux – ou une partie d’entre eux. La bourgeoisie est-elle à même de garder la main face au puissant essor de la révolution numérique ou va-t-on au-devant de reclassements plus considérables encore, marginalisant les uns et élevant les autres ? Cette plasticité apparente de la bourgeoisie, capable de se renouveler, est-elle le signe d’une domination finalement légitime, les meilleurs chassant les traînards pour le grand bien de l’humanité et de sa marche en avant ? C’est évidemment le discours de la bourgeoisie elle-même mais est-on obligé d’en partager les illusions ? Beaucoup de questions qui ne sont sans doute pas sans intérêt pour mener le combat de classe… Car il n’est décidément pas secondaire de connaître les forces situées de l’autre côté de la barricade, leur configuration, leur évolution, les contradictions qui s’y déploient… pour qui entend les renverser.

Sans prétendre ici répondre à toutes ces questions, nous ambitionnons, grâce aux différentes contributions de ce dossier venues d’horizons divers, d’apporter des éléments de réflexion sur ces enjeux cruciaux ; et contribuer ainsi à raviver une conscience de classe parmi les exploités, pour enrayer les entreprises de mise en concurrence entretenues par « en haut », qui incitent à s’en prendre aux membres de sa propre classe (étrangers, précaires, chômeurs, jeunes, femmes ou même ouvriers).

En dépit de ses dénégations du clivage droite-gauche (qui ne recoupe d’ailleurs pas le clivage de classe… que Macron nie de toute façon également !), le nouveau gouvernement, lui, n’a pas oublié d’entretenir les antagonismes de classe, comme en témoignent ses projets de coupes budgétaires assortis de baisse de la fiscalité sur le capital pour les « rentiers », qui, n’en déplaisent à certains, se portent on ne peut mieux.

*Fanny Charnière est coresponsable de la rubrique Statistiques.
Igor Martinache est membre du comité de rédaction de Cause commune.
Ils ont coordonné ce dossier.