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À rebours des réformes antisociales et conservatrices qui se succèdent, un code du travail révolutionnaire impliquerait de questionner nos catégories de pensées, héritées du XXe siècle, et ce que nous entendons par « travail ». Réfléchir collectivement à combiner autrement les valeurs économiques, intrinsèques (enjeux existentiels) et d’utilité de l’activité est un moyen d’envisager d’autres configurations sociales progressistes.

[…] De la nécessité de réguler
Au risque de revenir sur des évidences, rappelons, avec les spécialistes de la question, que le travail a deux faces. Celui qui l’emploie le voit d’abord comme un ratio, entre son coût et ce qu’il rapporte. Que l’on soit employeur de multinationale ou jeunes parents en quête de nourrice, le raisonnement est tendu par cette logique : trouver le travailleur qui présente le meilleur ratio coût/performance. C’est la face « abstraite » du travail, celle qui le saisit au moyen de chiffres, aujourd’hui pléthoriques dans la gestion : « masse salariale », « productivité », « rendement », « absentéisme », etc. Sa valeur économique (VE) en somme. Pour le salarié, cette dimension économique concerne la rémunération de son travail, vitale pour lui.
Mais ce même travail est aussi, pour celui qui le fait, une expérience très concrète, qui implique un engagement et une mise à l’épreuve du corps, des pensées, de l’imaginaire, des émotions, des relations, de la sexualité… Ce travail concret fait le réel du travailleur. Il y trouve – ou non – les moyens de fabriquer un sens à son action dans l’emploi et même au-delà, d’y construire son identité et sa santé. Le travail concret comporte des enjeux existentiels. L’activité, qu’elle soit dénommée « travail » ou non, a une valeur intrinsèque (VI) au point où l’on peut travailler pour des raisons non économiques.

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Le travail abstrait et le travail concret sont les deux faces d’une même pièce, dans les deux sens du terme : théâtrale et fiduciaire. Elles ne coïncident que rarement, puisque l’employeur cherche à baisser indéfiniment le prix du travail, pendant que le travailleur espère y trouver des moyens pour (y) vivre. La tension entre les deux est un rapport de force variable selon les époques et largement indexé sur le taux de chômage. Il est radicalement asymétrique. Le code du travail s’est construit dans des luttes sociales incessantes, afin de protéger le travail concret de la gourmandise insatiable du travail abstrait.

« Le code du travail ne crée ni ne détruit des emplois puisque les principaux déterminants du chômage sont ailleurs et résultent de combinaisons de paramètres multiples. »

Ces rapides rappels donnent à voir que le code du travail est une institution historique, contingente et fragile, dont l’existence et la substance dépendent du rapport de force entre salariés et employeurs (et leurs représentants), mais aussi de celui qui se joue avec les chômeurs, les États et les organismes internationaux (notamment l’UE, mais aussi l’OMC, l’OCDE, la Banque mondiale…).
Le code du travail a permis, depuis son apparition, pas à pas, lutte contre lutte, de mieux protéger les salariés en France.

Des raisons de changer le Code du travail
Aujourd’hui, le code du travail est critiqué au nom de deux arguments principaux. Premièrement, son volume et sa complexité le rendent impraticable pour les non-spécialistes, c’est-à-dire, généralement, pour les employeurs de PME et les employés. Cette situation est injuste en ce qu’elle favorise ceux qui peuvent payer des experts du droit et de son contournement. Il favorise les puissants contre les faibles, donc.
Deuxièmement, depuis les années 1980 et jusqu’aux projets législatifs actuels, ce code est attaqué au nom de la nécessaire « flexibilité » que les employeurs appellent de leurs vœux : flexibilité d’embaucher et de débaucher à loisir, d’imposer et de modifier des horaires et des durées du travail, d’exiger des mobilités géographiques et professionnelles, etc. Cette flexibilité, si elle n’est pas compensée par des sécurités nouvelles pour les travailleurs, joue objectivement contre leurs conditions d’emploi et d’activité concrète. Les défenseurs de cette flexibilisation arguent qu’elle pourrait faire baisser le chômage. Pourtant, de nombreuses études internationales de tous bords politiques démontrent qu’il n’y a pas de lien évident, et même que la flexibilité accroîtrait le chômage. En réalité, le code du travail ne crée ni ne détruit des emplois puisque les principaux déterminants du chômage sont ailleurs et résultent de combinaisons de paramètres multiples. […]

Penser autrement ?
Notre société est fondée sur le « travail » en tant que valeur morale ainsi que sur le salariat comme statut social et comme opérateur de distribution des richesses. 70 % des revenus des citoyens sont issus de leurs revenus du travail (le salariat et le fonctionnariat à 88 %) et 30 %, donc, par redistribution sociale. Mais le chômage de masse (20 % aujourd’hui si l’on prend en compte toutes les catégories) croît depuis quarante ans, en même temps que le nombre de « travailleurs pauvres » (8 %). Le salariat est devenu, en France, le principal vecteur d’intégration sociale : il donne des revenus, une identité, une place et des sécurités sociales. Aussi, en ex­cluant une personne sur cinq, devient-il aussi, en creux, le principal levier de marginalisation et fait vaciller la légitimité de cette centralité institutionnelle. L’agitation politique depuis un tiers de siècle est manifestement impuissante à résoudre le problème en restant dans ce cadre-là.

« Repenser la catégorie de pensée « travail », jusque dans un « code », est une affaire de société qui ouvre sur des choix fondamentaux, sur ce que serait le vivre ensemble à venir. »

Un code du travail « révolutionnaire » – pour reprendre le terme du candidat devenu président de la République – serait sans doute celui qui questionnerait ce cadre comme les catégories de pensée héritées du XXe siècle, au premier rang desquelles celle de « travail ». Tout se passe en effet comme si tout le monde s’entendait sur ce que signifie ce mot. Pourtant, des expressions telles que « je cherche du travail », « l’argent travaille » ou « les fonctionnaires ne travaillent pas » soulignent la confusion entre l’activité concrète, les jugements d’utilité sociale du résultat et le statut d’emploi.
Dire que faire quelque chose est un travail est en réalité purement conventionnel. Ce que nous appelons « travail » est en effet historique : si de tout temps les hommes, mais aussi les animaux et les machines, produisent, la désignation d’une action humaine comme étant « du travail » au sens institutionnel (rattachement au fameux code de travail, comptage dans le PIB, objet de politiques publiques, reconnaissance sociale et statutaire…) est récente et socialement construite. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que le mot se désencastre du reste de l’existence, à la fois dans les faits (lieux et temps « de travail » séparés, notamment) et dans les catégories de pensée.
Le périmètre du travail est donc contingent et sans cesse négocié, comme le rappellent les féministes matérialistes notamment. Est-ce que faire les courses, les repas, le ménage est du « travail » ? Est-ce que prendre soin d’un enfant ou d’une personne dépendante l’est ? Les nouvelles formes d’activités dites « collaboratives » sur Internet posent également la question : est-ce que produire bénévolement des textes, des likes, des photos ou des vidéos pour des entreprises à but lucratif sur le Web 2.0 ne ressemble pas aussi à du « travail » (Marie-Anne Dujarier, Le Travail du consommateur, La Découverte, 2008) comme en font l’hypothèse les théoriciens du Digital Labor (Dominique Cardon, Antonio Casilli, dir. Qu’est-ce que le Digital Labor ?, INA éditions, 2015).
Combien de temps encore pouvons-nous penser avec les mots du XXe siècle ? Imaginons que nous arrivions à dissocier les termes « activité » et « emploi », et même à penser la répartition de la richesse autrement qu’à partir du second, en questionnant le terme même de « travail » tel qu’il est entendu, de manière si polysémique, aujour­d’hui.
Imaginons que le code du travail concerne le travail hors salariat : non seulement le travail domestique et collaboratif, mais aussi tout ce qui contribue à produire des valeurs sociales d’usage positives (VU) : des biens et services utiles, du lien social, du care (soin à autrui), de l’entraide, de l’innovation, de la beauté, du savoir, de la formation, de la sécurité, de la durabilité écologique, de l’intelligence politique…
Une réflexion collective sur le code du travail, qui questionnerait ainsi la catégorie de pensée « travail » en associant autrement les valeurs économiques (VE), intrinsèques (VI) et d’usage social (VU), serait réellement « révolutionnaire ». Elle permettrait d’envisager d’autres configurations sociales, dont certaines sont déjà évoquées : des parcours de vie économiquement sécurisés permettant l’alternance des types d’activités (production, formation, éducation des enfants, care…) ; revenu dissocié de l’emploi, voire revenu universel ; financement du travail parental ou de celui de la formation initiale et continue ; reconnaissance comme du « travail » des activités utiles (entretien domestique, éducation, care, recherche d’emploi, contribution à la vie politique, formation, autoproduction, mendicité, consommation, soins de santé…) et jusqu’à ce que font les animaux et les robots productifs… La palette des possibles s’avère large, dès lors que l’on s’autorise à repenser les agencements possibles des valeurs économiques, intrinsèques et d’usage. Repenser ainsi la catégorie de pensée « travail », jusque dans un « code », est une affaire de société qui ouvre sur des choix fondamentaux, sur ce que serait le vivre ensemble à venir. 
Marie-Anne Dujarier est sociologue. Elle est professeure de sociologie du travail à l’université Paris 7- Denis Diderot.
Cause commune n° 2 - novembre/décembre 2017