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Dans des situations différentes, ces deux pays commettent les mêmes erreurs. Pourtant, des solutions peuvent être proposées.

Assurément la situation française en matière de bidonvilles diffère beaucoup de celle de l’Inde, où un citadin sur cinq vit en habitat précaire – et presque la moitié des habitants de Bombay. Mais les polémiques sur la destruction des campements de la Chapelle ou d’autres bidonvilles d’Île-de-France, les expulsions de « la jungle » de Calais ne sont pas sans évoquer les processus encore dominants en Inde et les outils d’une politique urbaine que New Delhi et les gouvernements des vingt-neuf États fédérés de l’Union indienne continuent de pratiquer.

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Une comparaison permet à mon sens de souligner les trois mêmes erreurs que font les politiques de France et d’Inde, mais aussi de proposer deux solutions.

De grandes illusions et erreurs
Pratiquer la politique du pire. La France propose un relogement pour les expulsés de Sangatte ou de certains campements franciliens, mais il s’agit d’un nombre limité de places, et souvent du précaire amélioré (conteneurs aménagés à Calais, camp « aux normes internationales » avec tentes chauffées (!) à Grande-Synthe…). Le gouvernement ne s’en cache pas : il s’agit de rendre la France aussi peu attractive que possible, afin de ne pas créer d’effet d’aubaine et d’éviter l’enracinement des migrants. Ceci n’est pas sans rappeler la politique urbaine menée dans les premières décennies de l’Inde indépendante : Nehru et ses successeurs avaient peur de l’exode rural, et pour le décourager se refusaient à une véritable politique de logements en ville – encore moins de logements sociaux. Faute de toit en perspective, les ruraux resteraient dans leurs campagnes, espérait-on. De fait, l’État et encore moins les promoteurs privés n’ont guère construit de logements. Mais les ruraux ont quand même émigré… Conjugué à la fécondité des citadins, le résultat dans les villes indiennes est patent : dans le meilleur des cas, des quartiers illégaux, que les pouvoirs publics ont laissé se développer faute de pouvoir les résorber, sont dotés de certains services publics (eau, école…) mais toujours sous une épée de Damoclès : ainsi du projet de destruction de Dharavi, quartier de plus de 700 000 habitants à Bombay, qui a le tort de se trouver dans une zone désormais très convoitée par les acteurs de l’immobilier. Dans le pire des cas, des quartiers de cahutes faites de matériaux de récupération, établis dans des zones vacantes donc par définition souvent non constructibles (lit d’inondation des rivières) et dangereuses (la « jungle » de Calais n’est-elle pas elle aussi dans une zone en partie classée Seveso ?).

« La destruction des bidonvilles ne supprimera pas la pauvreté en Inde ou au Mali, n’apportera pas la paix en Syrie ou au Soudan du Sud. »

La politique du pire en Inde a échoué à freiner les migrations. Celle de la France aura les mêmes résultats.
Détruire. Les destructions sont à la fois moralement scandaleuses et politiquement inefficaces. Scandaleuses ? Elles accroissent la misère et la détresse, en faisant souvent perdre aux habitants le peu de biens dont ils disposent : en Inde, il arrive qu’une personne rentrant le soir de son travail découvre un champ de ruines à la place de sa ruelle. Les lieux de vie de la « jungle » de Calais, aussi précaires soient-ils (cafés, épiceries, lieux de réunion ou de culte…), sont détruits. L’arbitraire et l’absurde se conjuguent parfois pour que l’État détruise d’une main ce qu’il avait accordé de l’autre : à Bombay, des écoles publiques ont été bulldozerisées, tables et tableaux noirs compris. Même si l’on peut entendre dans certains cas les arguments disant que les bidonvilles doivent être détruits pour des raisons humanitaires (maladies) ou de sécurité (freins à la circulation), en Inde ou ailleurs, ces destructions devraient être accomplies dans le respect des droits de l’homme, avec précaution et intelligence (à Calais, on a vu les images de ce prêtre presbytérien qui réclamait que sa croix ne soit pas détruite avec l’église qui avait été bâtie dans la « jungle »).
Bien plus, les destructions sont inefficaces. Les migrants sont comme les fourmis, ils reviennent, fichtre ! Les études faites à Delhi par Véronique Dupont ont montré que certaines familles ont eu six fois leur maisonnette détruite par les pouvoirs publics – mais qu’elles se retrouvaient toujours au final dans un bidonville, voire sur le trottoir. Soit, ce sont les mêmes personnes qui reviennent investir le lieu – soit, des plus pauvres, donc plus prêtes à accepter des logements encore plus précaires et à s’installer n’importe où. Ou bien ce sont d’autres migrants, d’autres réfugiés qui viendront. Mais le résultat sera le même. La destruction des bidonvilles ne supprimera pas la pauvreté en Inde ou au Mali, n’apportera pas la paix en Syrie ou au Soudan du Sud.

« L’immigration est une source de croissance et de réduction du chômage au bout de quelques années. »

Croire que le problème, c’est le logement. Les politiques les mieux intentionnées à l’égard des bidonvilles pensent souvent que déplacer les habitants dans des lieux éloignés mais avec un logement décent satisfait leurs attentes. Or le problème des bidonvilles n’est fondamentalement pas un problème de logement. En Inde, la plupart de leurs habitants ont un revenu (de petits fonctionnaires peuvent habiter en bidonville, et même des policiers…). Ils profitent d’un lieu de résidence qui n’est pas trop loin de leur lieu de travail : atout considérable dans des agglomérations de vingt millions d’habitants comme Delhi ou Bombay ! Or bien des politiques en Inde consistent à reloger les habitants dans des studios, ou bien à leur donner un terrain constructible, le tout à des dizaines de kilomètres de leur lieu de travail. Ce logement ou ce terrain, pourtant donné parfois quasi gratuitement, les habitants ne peuvent s’en satisfaire. À quoi sert un toit si l’on n’a pas de revenu ? On croit aussi souvent qu’un bidonville en Inde n’a qu’une fonction résidentielle mais il peut recéler d’importantes activités économiques, notamment pour les plus anciennement établis. Quel artisan pourra continuer ses activités s’il est transplanté au dixième étage d’une tour d’habitation ?
À Grande-Synthe ou à Calais, c’est la même illusion. Les migrants ne veulent pas d’un meilleur logement. Du moins ce n’est pas leur priorité. Ce qu’ils voudraient, c’est partir en Angleterre, parce qu’ils y ont un contact, de la famille, parce qu’ils y ont des perspectives d’emploi ou d’éducation. Dans leur grande majorité, ils veulent partir, et non s’établir.

Pourquoi laisser passer les capitaux et pas les personnes ?
De ces trois erreurs, il ressort à mon avis deux leçons pour les politiques à mener.
Laisser se « durcir » les bidonvilles. Que l’habitat en dur se développe ; que les pouvoirs publics apportent les services de base à cet « habitat informel ». En Inde, les habitants des bidonvilles suppléent à la faillite des autorités en matière de logement. Ils construisent la ville de leurs mains, avec leurs économies ; pourquoi le leur refuser ? Ne devraient être détruits que les bidonvilles situés dans des conditions extrêmes (zones à risque environnemental), ou qui perturbent excessivement le bon fonctionnement de l’espace aux alentours. Il faut prendre le temps du long terme : en Inde, attendre qu’une politique de logements sociaux (notamment locatifs) puisse se développer vraiment ; en France, attendre que la situation géopolitique internationale autour de l’Europe soit un peu moins dramatique. Pour l’heure, de même que la France a accueilli les réfugiés de la guerre d’Espagne (440 000 rien qu’en 1939), les pieds-noirs d’Algérie (plus de 800 000), les boat-people (120 000 personnes en 1975), de même il nous faut faire « contre mauvaise fortune bon cœur », pour ainsi dire, et laisser s’installer – ou passer – les réfugiés et les migrants.

« Quand on le peut, on part souvent pour revenir. »

Oui, laisser passer les migrants ! Qui ne voit que la fermeture des frontières, de l’espace Schengen ou d’autres, est une illusion dans une planète aussi mondialisée ? Pourquoi laisser passer les capitaux et pas les personnes ? Pourquoi ai-je le droit de m’installer en Tunisie alors qu’un Tunisien a toutes les peines du monde à le faire en France ? Gageons que, dans un siècle, nos descendants ne comprendront pas plus notre attitude qu’aujourd’hui nous ne comprenons que les femmes n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1944 en France, ou que l’esclavage a pu régner jusqu’au XIXe siècle. Il y a là tout un changement de paradigme à opérer.
• Redonner leur priorité aux droits de l’homme.
• Admettre les travaux de tant d’économistes (y compris de l’OCDE, qui n’est pas une institution foncièrement gauchiste !) qui montrent que l’immigration est une source de croissance et de réduction du chômage au bout de quelques années, voire de quelques mois, pour peu qu’on investisse dans leur accueil.
• Surtout, reconnaître les logiques de mobilité des êtres humains.
Car la plupart d’entre eux, quand ils émigrent, ne souhaitent qu’une chose : pouvoir rentrer chez eux au bout d’un certain temps (quelques semaines, mois, années, décennies…). C’est la fermeture des frontières ou l’octroi de visas trop temporaires qui poussent beaucoup de gens à s’établir définitivement dans le pays d’arrivée, ou à passer dans la clandestinité. Dans ce cas, l’Inde nous apporte une autre comparaison à méditer, cette fois beaucoup plus positivement : le cas de sa frontière avec le Népal. Hormis la situation tragique de ces derniers mois, qui a vu un blocus des flux de marchandises (pour des raisons conjoncturelles liées à la nouvelle Constitution du Népal), depuis des décennies la frontière est tout à fait ouverte pour la circulation des travailleurs. Il s’ensuit une noria incessante de Népalais qui partent travailler en Inde, dans l’armée, comme gardiens d’immeubles à Delhi, comme porteurs ou ouvriers dans toutes les villes de la plaine du Gange… et qui reviennent au pays, pour la saison des pluies, ou quand le père est devenu trop vieux, ou quand soi-même, sans pension de retraite, on n’a plus les moyens physiques de travailler et qu’il faut revenir passer le reste de sa vie auprès de sa famille laissée au pays. D’un côté, un Népal pauvre, montagneux, qui sort de plusieurs années de guerre civile – sans parler des tremblements de terre. De l’autre, un pays émergent comme l’Inde, aux grandes métropoles riches de rêves. Croit-on que les Népalais se ruent en masse vers l’Inde pour s’y établir définitivement ? Point du tout. Pas plus que les Grecs, pourtant dans l’espace Schengen, ne se sont rués vers l’Europe du Nord malgré la terrible crise qui les frappe. Les mobilités ne se font pas selon le principe des vases communicants. Quand on le peut, on part souvent pour revenir. Ou bien l’on part pour que le reste de la famille puisse rester. Notre savant personnel politique pourrait peut-être lire un peu plus de ces recherches en géographie, sociologie, anthropologie, économie, qui toutes démontent des clichés trop ancrés dans l’opinion. Ouvrons les frontières, de la France comme du monde. Et suivons l’exemple de l’Inde pour sa frontière avec le Népal, non pour ses politiques en matière de bidonvilles.

Frédéric Landy est géographe. Il est professeur à l’université de Paris-Ouest Nanterre-La Défense.