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Construire l’Europe sociale, c’est apporter des réponses aux attentes profondes exprimées par les citoyennes et les citoyens. Cela ne se fera pas sans la mise en cause du capitalisme et de nouvelles conquêtes pour le monde du travail.

À chaque élection, les forces de gauche, y compris celles qui ont participé activement aux fondements néolibéraux de l’Union européenne, font campagne sur leur désir d’« Europe sociale ».
Or, « l’Europe sociale » ne saurait se limiter à une harmonisation sociale et fiscale par le haut, grâce à un SMIC européen et une taxation minimale des entreprises. Certes, cela fait consensus à gauche. Mais « l’Europe sociale », c’est aussi apporter des réponses aux attentes profondes exprimées par les citoyennes et les citoyens : comment empêcher les délocalisations ? Comment sécuriser l’emploi, réduire le temps de travail, élever les salaires et la protection sociale ? Comment développer les services publics à la hauteur des immenses besoins sociaux et écologiques ?

Les objectifs et les moyens de « l’Europe sociale »
Des enjeux qui se heurtent à la colonne vertébrale de l’Union européenne qu’est le principe de « concurrence libre et non faussée », au nom duquel :
• elle a laissé les multinationales exacerber la concurrence entre les systèmes sociaux et fiscaux des états membres ;
• elle s’est placée sous la dépendance des marchés financiers ;
• elle a défait les grands services publics.
Mais l’UE a aussi, face aux chocs successifs de la crise financière de 2008, de la pandémie de 2020, de la transition écologique et de la guerre en Ukraine, transgressé régulièrement ses propres règles.
La BCE, conçue pour appliquer des politiques monétaires restrictives, a dû lâcher les vannes de la création monétaire en achetant aux banques des titres de dette publique sans limite, et finalement, contrairement à ce qui était prévu, financer massivement les États. Un plan européen de relance post covid inédit, baptisé NextGenerationUE, a mis quelque 750 milliards d’euros à disposition des États membres, suivi par des programmes sectoriels de soutien à l’industrie. Le carcan budgétaire plafonnant les déficits et les dettes n’a pas résisté au « quoi qu’il en coûte » de la covid ; les contraintes ont été suspendues jusqu’à la fin de 2023 et leur réintroduction officielle en 2024 semble plus formelle que réelle. La France a cinquante-deux ans pour retrouver la norme de la dette publique !
L’UE s’est donc elle-même affranchie de la lettre des traités, mais à chaque fois pour mieux soutenir le capital. Ainsi, la création monétaire massive de la BCE n’a pas servi à développer les services publics : elle a alimenté les marchés financiers. Le plan Next-Generation a imposé une conditionnalité sur des réformes structurelles antisociales : pour la France, c’était l’engagement – tenu – de réformer l’assurance chômage et les retraites. Financé par appel aux marchés financiers, il a contribué à les développer au lieu de les affaiblir.

« Une politique monétaire sélective est un moyen puissant pour désintoxiquer l’économie du critère de la rentabilité financière et du diktat de la finance. »

Si la perspective politique doit rester une refondation de l’Europe sur d’autres bases que les traits actuels, le fonctionnement récent de l’UE montre l’existence de leviers et d’outils qui pourraient être mobilisés dès maintenant pour répondre concrètement aux besoins des peuples, au lieu d’être utilisés au service du capital. Construire avec les luttes un rapport de force politique et des victoires dans ce sens serait une avancée décisive vers la transformation profonde de l’UE.

Faire reculer la toute-puissance des multinationales
Le premier enjeu est de mordre sur les pouvoirs des multinationales en les assaillant par trois côtés : les droits des salariés, les aides publiques, et les obstacles au libre-échange.

Droits et pouvoirs des salariés
Obtenir des droits et des pouvoirs décisionnels des comités d’entreprise européens (CEE) est un combat d’importance majeure qui suppose :
• des droits d’information étendus ;
• des droits suspensifs sur les décisions de délocalisation, de transfert d’activités ;
• la possibilité de faire des contre-propositions et d’obtenir des financements des banques, de la Banque européenne d’investissement ou de fonds européens spécifiques.
Le patronat européen ne s’y trompe pas et veille au grain, puisqu’il a réussi à limiter le pouvoir des CEE, interdits à ce jour « de ralentir le processus décisionnel au sein des entreprises » !
Le monopole du pouvoir décisionnel du patronat sur les stratégies des entreprises n’est contesté par aucun autre programme européen à gauche.

Le levier des aides publiques
L’ampleur des aides aux entreprises, tant à l’échelle nationale qu’européenne, donne un levier puissant pour influer sur les stratégies des entreprises, en les conditionnant de façon stricte à des objectifs d’emploi, de formation, de salaires et de transformation écologique, avec un suivi associant les salariés et des sanctions en cas de non-respect des engagements. C’est tout le contraire de ce qui se passe aujourd’hui. Par exemple, le programme sectoriel d’hydrogène Hy2 Tech finance abondamment les entreprises sans la moindre condition de localisation de l’outil industriel : General Electric, multinationale américaine, émarge, alors qu’elle a détruit une partie du potentiel industriel français dans l’énergie et poursuit ses délocalisations vers les états-Unis. Faire prévaloir au moyen des aides publiques d’autres critères que la rentabilité financière du capital serait une avancée importante vers l’« Europe sociale ». 
Si la conditionnalité environnementale se retrouve dans les autres programmes de gauche, l’emploi est le grand oublié, alors qu’il est la condition sine qua non de la transition écologique.

« La création monétaire massive de la BCE n’a pas servi à développer les services publics : elle a alimenté les marchés financiers. »

Remettre en cause le libre-échange
La révolte des agriculteurs montre l’impossibilité de préserver un modèle d’agriculture raisonnée avec des prix agricoles qui dépendent des marchés mondiaux spéculatifs et des diktats de l’industrie agroalimentaire ou de la grande distribution. Le libre-échange est un rouleau compresseur des normes sociales et environnementales ; il faut en sortir sans pour autant s’engager dans l’engrenage d’une guerre économique des taxes. L’enjeu est de réguler le commerce international avec une autre conception de la mondialisation, fondée sur des « traités de maîtrise du commerce international », adossés à des coopérations à but partagé, construites avec les professionnels, les salariés, les citoyens, et arbitrées par la puissance publique. Si taxes il y a, les recettes doivent être mutualisées pour élever les normes sociales et environnementales des pays en retard. Au protectionnisme nationaliste, nous opposons des protections nationales coopératives. Les luttes des paysans peuvent aboutir à des avancées décisives dans ce sens.

S’émanciper des marchés financiers
Il n’est pas exagéré d’évoquer une véritable « dictature mondiale des marchés financiers » : elle s’exerce sur les politiques publiques, avec la menace des agences de notation et du coût de la dette publique et sur les gestions des entreprises, avec les exigences de rendement financier qui écrasent les dépenses humaines. Il ne peut y avoir de souveraineté populaire effective sans émancipation des marchés financiers.

Sortir le financement public des griffes des marchés financiers
À terme, une refondation des traités s’impose, pour placer la BCE sous le contrôle partagé du Parlement européen et des parlements nationaux, modifier ses missions pour y inclure la croissance durable, la sécurisation de l’emploi et le développement des services publics.
Mais, dans l’immédiat, il est possible de réorienter une partie de ses financements sans changer les traités : la BCE pourrait financer directement un « fonds européen pour le développement social et écologique solidaire » dédié aux services publics, dès lors qu’il aurait le statut d’institution financière. L’obstacle est donc de nature politique. Il est important de mettre en avant cette proposition concrète de financement immédiat, de l’assortir d’une exigence de gouvernance démocratique, avec des syndicats de salariés, des élus nationaux et européens, qui pourrait préfigurer l’organisation de la future BCE.

Une nouvelle politique du crédit bancaire
Changer l’orientation de la BCE, ce n’est pas seulement changer ses rapports avec les États, c’est aussi impulser une nouvelle politique du crédit bancaire. La BCE peut, par un refinancement sélectif des banques, orienter la destination du crédit bancaire : en les incitant, par des taux nuls ou négatifs, à accorder des crédits pour l’emploi, pour des activités sociales et écologiques utiles ; en les pénalisant, par des taux lourds, lorsqu’elles financent des destructions d’emplois, des spéculations financières, ou des énergies fossiles. Une telle sélectivité des prêts de la BCE existe déjà à l’encontre des banques qui financent les énergies fossiles. Il suffit d’élargir les critères. Une politique monétaire sélective est un moyen puissant pour désintoxiquer l’économie du critère de la rentabilité financière et du diktat de la finance.
Privés des titres de la dette publique, concurrencés par un crédit bancaire peu coûteux, les marchés financiers ne tarderaient pas à se dégonfler comme des ballons de baudruche.

Sortir du carcan budgétaire
Même s’ils ont été levés régulièrement dans les situations de crise, comme lors de la pandémie, les verrous posés sur les dépenses publiques par les traités doivent sauter, car ils fonctionnent néanmoins comme menace permanente de réactivation, d’autant que le projet sous-jacent est d’aller vers une « union budgétaire » inscrivant dans un cadre législatif une obligation de quasi-équilibre permanent des budgets, avec un déficit maximum de 0,5% du déficit structurel. Doivent disparaître du même coup la surveillance supranationale des budgets nationaux du « semestre européen », le système de « recommandations-sanctions » sur les réformes structurelles.

« Si la perspective politique doit rester une refondation de l’Europe sur d’autres bases que les traités actuels, le fonctionnement récent de l’UE montre l’existence de leviers et d’outils qui pourraient être mobilisés dès maintenant pour répondre concrètement aux besoins des peuples, au lieu d’être utilisés au service du capital. »

À ces contraintes de convergence sur des critères néolibéraux, il faut substituer une coordination à des fins d’harmonisation sociale, écologique et fiscale par le haut. Le financement monétaire par la BCE est l’angle mort des programmes européens des autres forces de gauche, qui prévoient des financements par l’impôt, avec un ISF climatique qui ne pourrait pas répondre à l’ampleur des besoins, ou l’appel au marché financier, qui renforcerait la soumission à la finance.

L’économie de guerre et l’hégémonie du dollar contre « l’Europe sociale »
On ne peut questionner l’Europe sociale sans porter le regard sur les relations de l’Europe avec le reste du monde, tant certaines d’entre elles sont déterminantes.
En premier lieu, il y a urgence à stopper l’engrenage de l’économie de guerre dans lequel les dirigeants européens avancent à marche forcée. On ne pourra pas répondre aux défis sociaux et écologiques dans la fuite en avant des budgets européens de la défense et le soutien au complexe militaro-industriel. L’Europe du capital peut aisément s’accommoder de la guerre : pas « l’Europe sociale ».

« La BCE pourrait financer directement un “fonds européen pour le développement social et écologique solidaire ” dédié aux services publics, dès lors qu’il aurait le statut d’institution financière. »

La seconde urgence est de s’extraire de l’hégémonie du dollar qui est le canal de transmission de la domination économique, militaire et politique de l’impérialisme nord-américain. Le rapport avec « l’Europe sociale » ? Le dollar permet à l’État étatsunien, en finançant ses dépenses internationales avec sa propre monnaie, de conquérir le monde avec ses multinationales et ses bases militaires. Il peut ainsi, au nom du principe d’extraterritorialité, imposer des sanctions aux entreprises du monde entier pour le plus grand profit des siennes. Il lui permet de dicter sa politique monétaire au reste du monde, et d’infliger une hausse des taux d’intérêt coûteuse pour les peuples et la planète. Le soutien de l‘Europe aux propositions de création d’une monnaie commune mondiale, portée depuis longtemps par le PCF et aujourd’hui partagée par les BRICS (groupe de dix pays qui se réunissent en sommets annuels : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie et Iran), serait un point de bascule majeur dans l’ordre du monde. En réalité, pour advenir, « l’Europe sociale » a besoin que tous ces combats d’émancipation soient menés et fassent reculer les dominations qui font peser un risque existentiel sur les peuples et la planète.
Sur ces sujets, la fracture à gauche est considérable, avec certaines positions bellicistes et atlantistes qui sont aux antipodes de ces analyses.
Notre « Europe sociale » ne promet pas des jours meilleurs sans conquêtes de pouvoirs sur l’argent, celui des entreprises, des banques et des États ! Elle est un appel à construire un rapport de force gagnant par les luttes, autour de propositions concrètes, éclairées par la mise en perspective d’un projet de transformation émancipateur, internationaliste et pacifiste pour l’Europe et le monde.

Evelyne Ternant est économiste. Elle est membre du comité exécutif national du PCF.

Cause commune n° 38 • mars/avril/mai 2024