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Le « populisme » est une double impasse, théorique et politique. Sur le plan théorique, l’utilisation de la catégorie de « populisme » conduit à confondre des mouvements politiques absolument hétérogènes. Sur le plan politique, la revendication d’un « populisme de gauche » ne saurait constituer une alternative cohérente aux politiques néolibérales.

On connaît la prophétique sortie d’Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » C’est sans doute pour désigner la réapparition de créatures mons­trueuses que le concept de « populisme » rencontre une telle adhésion de nos jours. Sans compter, évidemment, que, du côté des tenants du dogme libéral, on y voit un concept commode pour dénigrer quiconque ose se placer du côté du peuple pour critiquer un système inégalitaire. Cela nous confronte à deux questions, au moins. Celle, d’abord, de la pertinence d’une telle caractérisation pour désigner des phénomènes très divers, que l’on peine à faire entrer dans les grilles d’analyse habituelles de la pensée critique. Et celle de l’opportunité de revendiquer l’étiquette, de la part de courants affirmant vouloir replacer question sociale et question démocratique au cœur de leur démarche.

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Un nouveau moment historique
Nous sommes entrés dans un tout nouveau moment historique, aux retombées majeures sur les règles politiques instituées, singulièrement en Europe. Sous les coups de boutoir d’une globalisation devenue incontrôlable, la légitimité des États se voit mise en cause par le pouvoir croissant des marchés, la souveraineté des peuples imbriquée à celle des nations se révèle piétinée, la démocratie représentative semble du coup frappée d’obsolescence, les concurrences entre entités économiques et individus s’exacerbent sans cesse en générant un climat anxiogène, guerres et crises écologiques provoquent de gigantesques flux migratoires qui viennent déstabiliser bien des pays, les dynamiques de fragmentation communautaires de ces derniers s’en voient accélérées d’autant, la montée du totalitarisme jihadiste amplifie paniques et quêtes identitaires. Dans le même temps, depuis la crise financière de 2007-2008 ayant mis en évidence la faillite du modèle néolibéral, et sur fond de déstabilisation de la construction européenne actuelle, on assiste à l’ébranlement généralisé des régimes en place, à la rupture croissante entre les citoyens et leurs représentants, à la déréliction des partis jusqu’alors habitués à se succéder à la tête des gouvernements. Ce qui se traduit par l’irruption, un peu partout, d’aventuriers bénéficiant d’une audience de masse. De nouvelles formations démagogiques… De droites de plus en plus animées de pulsions nationalistes… D’extrêmes droites ségrégationnistes, voire carrément fascisantes…

« C’est à la formation de coalitions qu’il va falloir de nouveau s’atteler, sur un contenu le permettant, même si le délabrement de la gauche dans un pays comme la France n’autorise pas encore à en imaginer la configuration précise. »

Il est, bien sûr, tentant de repérer les traits communs de tous ces phénomènes. Même appel à un peuple essentialisé, lorsqu’il n’est pas réputé moralement pur, face aux élites qui le dirigent. Même prétention à représenter ledit peuple, tout en récusant sa structuration en force politique et sociale autonome. Même méfiance envers la démocratie, dont la nature nécessairement pluraliste s’accommode mal de la tendance des formations concernées à revendiquer le monopole de la parole de « ceux d’en bas ». Même volonté de bâtir des organisations refusant l’appellation de partis et ne procédant, le plus souvent, que d’un centre incontrôlé d’adhérents dont l’appartenance est régie par Internet. Même évanescence idéologique, couplée à la résolution affichée d’entrer en osmose avec les affects populaires, grâce au charisme d’un chef dont nul ne se hasarde à contester la parole.

L’appropriation problématique d’une dénomination
Peut-on, cependant, à l’instar de tant d’essais à succès, classer sous une commune enseigne des mouvements s’inscrivant dans des logiques ultralibérales ou exaltant la fermeture des frontières aux étrangers, et des forces s’employant à contester l’emprise d’un capitalisme prédateur sur toutes les formes de vie ? Un Viktor Orban étranglant les libertés à la tête d’un pouvoir ethniciste en Hongrie, et un Rafael Correa (ou un Evo Morales) porté par la profonde aspiration égalitaire soufflant sur l’Amérique latine ? Un Emmanuel Macron incarnant un césarisme au service d’une finance parvenue à précipiter la dislocation de l’ancien ordre politique en France, et un Pablo Iglesias ayant transformé un gigantesque soulèvement civique et social en Espagne, celui des Indignados, en une formation politique majeure, Podemos ? Un Geert Wilders faisant de ses éructations antimusulmanes son fonds de commerce aux Pays-Bas, et un Alexis Tsipras ayant tenté (avant d’échouer, victime de son isolement sur le continent) d’extraire la Grèce des rets de l’austérité ? Un Beppe Grillo devenu le maître à penser d’un conglomérat attrape-tout aux accents xénophobes en Italie et, comme d’aucuns n’hésitent plus à le faire, un Jean-Jacques Rousseau qui, s’il exaltait la volonté générale, en appelait surtout à un processus par lequel le citoyen deviendrait apte à agir par lui-même ?

« En tendant à contester la pertinence du clivage entre droite et gauche, à mesure que s’intensifie l’offensive d’un capital financiarisé et mondialisé comme jamais, les tenants d’une pareille posture s’affranchissent simultanément d’une approche de classe des défis de l’heure. »

C’est, au surplus, aggraver l’obscurcissement des consciences que de paraître rattacher les extrêmes droites actuelles aux courants s’étant, au siècle écoulé, identifié comme « populistes » pour désigner leur combat contre l’injustice sociale, le règne d’autocraties parasitaires ou la tutelle des impérialismes. Pour ne prendre que cet exemple, c’est même rendre un inestimable service à notre Front national, dont la ligne de priorité nationale ne vise rien d’autre que le remodèlement ethnique de la société française (ce parti se révélant, pour cette raison, l’expression d’un fascisme modernisé) que de le ranger, au hasard d’un vocabulaire imprécis, aux côtés d’un People’s Party, organisation agrarienne nord-américaine du début du XXe siècle, d’un mouvement narodniki, première expression de la révolte des campagnes russes contre les survivances du servage, ou des héritiers latino-américains de la Révolution mexicaine, émanations en leur temps de l’exigence progressiste d’indépendance nationale.
Pour le dire autrement, il serait temps d’en finir avec la paresse intellectuelle : savoir nommer ce que l’on veut combattre s’avère la condition première de l’efficacité. Naturellement, cela suppose en retour, lorsque l’on se situe à gauche, de ne jamais soi-même s’aventurer dans l’appropriation problématique d’une dénomination ne répondant en rien à la crise présente des projets socialiste et communiste, car menant principalement à une série de ruptures avec les acquis du mouvement ouvrier international. C’est le second problème que nous pose le qualificatif de « populisme ».

La construction d’un peuple
À l’instigation d’universitaires comme Ernesto Laclau ou Chantal Mouffe, ainsi que d’acteurs politiques comme Íñigo Errejón (l’une des principales figures de Podemos) ou Jean-Luc Mélenchon, se font jour des tentatives de répondre à l’affaiblissement conjoint du consensus néolibéral et des familles traditionnelles de la gauche. Il en ressort une esquisse de stratégie de mise en mouvement d’une volonté collective, dont le fil directeur serait la construction d’un peuple  (les éditions du Cerf viennent, cette année, de publier la traduction de l’ouvrage de Mouffe et Errejón, Construire un peuple). Le « populisme » se veut ici de gauche, et il serait adapté à la formation d’une contre-hégémonie à la domination libérale-capitaliste, dans l’objectif de faire renaître un projet d’émancipation. Si l’on ne saurait contester la qualité intellectuelle de la réflexion, on se doit pourtant de mettre en garde contre ses grands dangers.

« On assiste à l’ébranlement généralisé des régimes en place, à la rupture croissante entre les citoyens et leurs représentants, à la déréliction des partis jusqu’alors habitués à se succéder à la tête des gouvernements. »

En tendant à contester la pertinence du clivage entre droite et gauche – ce que Jean-Luc Mélenchon fait dorénavant sans réserve –, lequel n’est jamais que la réfraction, sur le théâtre politique, d’une lutte de classes toujours plus âpre à mesure que s’intensifie l’offensive d’un capital financiarisé et mondialisé comme jamais, les tenants d’une pareille posture s’affranchissent simultanément d’une approche de classe des défis de l’heure. Le peuple, qu’ils disent vouloir édifier politiquement et dont ils présupposent l’homogénéité, se révèle en effet, sous l’influence des bouleversements de l’ordre productif, traversé de fragmentations multiples. Le salariat, qui en représente l’immense majorité, s’avère lui-même profondément segmenté, et il a vu s’affaisser en son sein la conscience de l’intérêt commun de ses diverses catégories. Rien n’apparaît donc plus impératif que de travailler à dépasser ces fractures, à partir d’un programme autour duquel puisse se former une nouvelle alliance, un bloc social et politique majoritaire dont la classe travailleuse redeviendrait l’aile marchante. Nous sommes ici bien loin de la théorie d’un peuple dont il suffirait d’exprimer la volonté aliénée…

Dessiner une alternative cohérente
C’est le rôle d’un parti transformateur, tel qu’entend l’être le Parti communiste, que de contribuer à la formation de ce nouveau bloc historique. Cela ne peut toutefois se faire en congédiant les repères qui ont, au fil du temps, permis au mouvement ouvrier d’agir pour la libération de l’humanité entière… Ni en se contentant de chercher à faire confluer tout ce qui ébranle l’ordre établi, au prix de possibles dérapages qui favorisent toutes les confusions… Certainement pas en bricolant à la hâte des synthèses idéologiques douteuses, telle celle qui amène Chantal Mouffe à chercher dans les travaux de Carl Schmitt, théoricien allemand de l’État total avant et pendant l’époque nazie, une source d’inspiration pour sa critique du libéralisme… Pas davantage en s’érigeant en représentant incontestable du peuple dans son ensemble – en direction autoproclamée, si on veut le dire plus simplement… Encore moins en ignorant, ce faisant, l’impératif besoin d’un mouvement social indépendant pour garantir le changement politique, ce à quoi amène inévitablement la référence au « populisme », se voulût-elle progressiste et républicaine… Et pas plus en se défiant des confrontations d’opinions ou d’expériences entre composantes de gauche, qu’un Jean-Luc Mélenchon confond allègrement avec des tambouilles politiciennes. L’heure est, au contraire, à un travail de synthèse des aspirations mon­tant de la société afin de nourrir en retour les mobilisations, dans le respect de leur autonomie, de propositions dessinant une alternative cohérente aux orientations néolibérales dominantes.
Revenir à ce constat d’évidence, contre les illusions de reconquête de la démocratie grâce à l’opposition simplificatrice peuple-oligarchie, c’est également reposer la problématique nodale des rassemblements qui seront aussi indispensables demain qu’ils l’étaient hier. Du fait de la diversité des classes et catégories sociales pouvant aujourd’hui se retrouver dans une perspective de rupture avec l’ordre capitaliste, donc de leurs expressions politiques inévitablement plurielles, la conquête du pouvoir ne saurait procéder d’un seul parti. C’est, par conséquent, à la formation de coalitions qu’il va falloir de nouveau s’atteler, sur un contenu le permettant, même si le délabrement de la gauche dans un pays comme la France n’autorise pas encore à en imaginer la configuration précise.
Bref, l’usage du terme « populiste » pour interpréter des manifestations dissemblables du dérèglement du monde apparaît aussi contre-productif que l’invention d’un « populisme de gauche » relève, pour paraphraser Albert Ogien et Sandra Laugier (in Antidémocratie, La Découverte 2017), d’une opération désespérée et masochiste.

Christian Picquet est membre du comité exécutif national du PCF.

Cause commune n° 3 - janvier/février 2018