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Cause Commune, a demandé à quelques personnes d’opinions variées comment elles analysaient « l’engagement » en général et pour elles-mêmes (dans le travail, les associations, la vie politique et syndicale, etc.), et ce qui les incitait à s’engager ou à ne pas s’engager dans les partis, notamment au PCF.

Sylvain, 40 ans. Je travaillais dans la finance, je gagnais très bien ma vie, mais je me suis dit qu’il fallait lui donner un sens ; il y a des souffrances, du désespoir, je pense que je peux aider ceux qui les vivent. Ma femme est très croyante ; moi pas, je suis de formation scientifique, je ne peux pas croire à toutes ces histoires, mais je partage toutes ses valeurs, donc on a décidé de changer de vie. Alors j’ai arrêté mon poste, je ne fais que des missions temporaires, juste ce qu’il faut ; par conviction, j’ai renoncé à un certain niveau de vie, pour aider ceux qui ont sombré, partager un peu leurs conditions, leur redonner du courage. Les partis et les syndicats, je n’ai jamais été dedans, mais je les respecte.

Bénédicte, 55 ans. S’engager, c’est mettre ses compétences au service de l’autre. Mais ce n’est pas uniquement altruiste, c’est aussi chercher une occupation, une reconnaissance ; quand ça pèse, quand ça devient vraiment une contrainte, il vaut mieux s’arrêter. Cela dit, on ne s’engage pas n’importe où. On peut le faire naturellement en raison des circonstances de la vie, par exemple aux parents d’élèves. J’ai été aussi pendant quinze ans bénévole à la danse ; en ce moment, je suis investie à l’Association nationale des anciens combattants (ANACR), parce qu’il faut faire vivre les idées de la Résistance, c’est lié à mon histoire familiale. Je suis adhérente au PCF, mais je n’y ai pas beaucoup d’activité.
Lucas, 30 ans. Je suis végétarien, c’est personnel, je ne l’impose à personne, je ne juge pas. Mais il faut un respect de la vie animale, on est dans une société ultra-consumériste, il faut freiner cela. Il n’y a pas si longtemps on crevait de faim ou on avait des tickets de rationnement ; aujourd’hui, c’est la surconsommation, la société doit redevenir raisonnable. Je ne suis pas très militant, j’ai fait un sit-in devant l’Hôtel-de-Ville contre les tortures aux animaux. Sur le fond, il faut changer tout le système, c’est un problème mondial. Je n’ai jamais été engagé dans un parti politique. Aux élections, j’ai toujours voté social. Aux présidentielles, j’ai voté Mélenchon au 1er tour et blanc au 2e. Mais le leader de la FI fait son show, il est trop dans le calcul et la com, il s’est grillé lui-même. Je ne suis pas bien sûr des voies à prendre, le tirage au sort (au moins partiel), une reconnaissance du vote blanc (qui pourrait bloquer le processus, s’il est assez haut) sont peut-être des pistes, au moins dans un premier temps.

Monique 70 ans. Il faut avoir l’impression d’être utile et puis, à un certain âge, ça maintient à tous points de vue. Donner un peu de son temps, c’est pas grand-chose. J’étais secrétaire à l’université, à ma retraite j’ai cherché une activité bénévole dans le prolongement, ce que j’ai trouvé dans l’Académie, une institution savante créée il y a plus de trois siècles : cela me fait fréquenter des gens cultivés, ça enrichit, on apprend en permanence. Mais je ne me serais pas engagée n’importe où, il ne s’agit pas seulement de rompre l’isolement, il faut une certaine forme de solidarité. Je ne suis pas investie dans un parti politique ou un syndicat, mais heureusement qu’il y en a qui s’y engagent.

Alexandre, 25 ans. Je suis plutôt engagé dans mon travail, je m’occupe de la gestion de l’eau potable (chez Suez), je pense rendre service en m’y investissant bien : si je fais mal mon travail, ce sont des contaminations, de la pollution, un manque d’eau ; j’ai l’impression de rendre service, je porte assistance à mes collègues sur le terrain. Je ne suis pas impliqué syndicalement ni politiquement, mais je peux m’engager ponctuellement quand il y a une raison. D’ailleurs, dans mon entreprise, j’ai peu de rencontres avec les syndicats. Ils sont utiles, ceux qui s’y investissent peuvent être dévoués, mais il y a aussi des planqués. La politique, c’est pas trop mon truc. Certes, je viens d’une famille communiste, je m’entends assez bien avec les adhérents du PC, surtout pour les huîtres et les merguez, mais ça ne me tente pas, je ne saurais pas dire ce qui pourrait faire changer mon attitude.

Suela, 30 ans. Je suis albanaise d’origine, j’ai moi-même été réfugiée, on m’a aidée, il était donc normal que j’aide aussi les autres. Je me suis engagée à Forum Réfugiés, on accueille tout le monde, toutes les nationalités, en particulier ceux qui ne parlent pas ou presque pas le français, qui ne savent pas se débrouiller. L’engagement, c’est important parce que sinon on n’avance pas, il faut se battre pour faire appliquer les lois, en même temps il faut savoir les dépasser. Il ne faut pas opposer l’engagement associatif et celui dans les partis politiques. Les associations comme le Secours populaire (où je suis aussi bénévole) assurent beaucoup le travail que l’État devrait faire, elles apportent également une aide psychologique. Mais les partis ont aussi leur rôle : dans l’action pour les enfants sans toit autour de l’école, les militants communistes sont toujours là, ça rassure les gens. Mais le mot « communiste » fait peur. Par certains côtés je comprends, puisque dans mon pays il y avait un dictateur qui s’en revendiquait ; j’avais un grand-père député communiste et un autre qui est mort à cause des communistes. Donc, en France, j’ai hésité, mais maintenant je me suis engagée au PCF et aujourd’hui c’est ma fierté. C’est Robert Many [ancien maire communiste de Vaulx-en-Velin, de 1966 à 1977, récemment décédé à 90 ans] qui m’a fait saisir les choses sur le fond. Je faisais quelques heures de ménage chez lui, il m’a expliqué comment ça se passait : « le parti c’est une grande famille, on se dispute mais on s’aime quand même, il y a des hauts et des bas, mais on mène les batailles ensemble ». J’ai pu constater que c’était le cas.

Étienne, 30 ans. L’engagement, c’est un vecteur d’émancipation qui te sort de ton quotidien, ce sont des rencontres, le développement de la réflexion et de l’esprit critique. J’ai été militant syndical, moins maintenant, et ça me manque. Mon engagement principal est dans le PCF où je suis secrétaire de section. C’est la camaraderie, la fraternité : même dans l’échange conflictuel, on trouve en général un moyen de dépasser la contradiction. L’associatif, c’est plus concret, plus immédiat ; le politique, c’est sur un temps plus long. C’est vrai qu’on n’a pas l’impression d’y remporter beaucoup de victoires, mais on ne s’est pas engagé pour rien, on a empêché des mauvais coups et on a réussi quand même à améliorer des choses, à agiter des idées qui serviront un jour. C’est important de rechercher un combat plus global, qui touche tous les sujets de société. Aujourd’hui, c’est partie intégrante de ma vie et je n’ai pas l’impression que ce soit une oppression, un poids.

Lucie, 30 ans. Je fais partie des animatrices de l’association Anciela, dont le but est de mettre à disposition des outils pour les gens qui souhaiteraient s’engager dans le milieu associatif lyonnais, essentiellement sur des questions de solidarité, d’écologie, etc. Nous avons dégagé cinq grandes formes de l’engagement que nous appelons des « quêtes » : de sens, d’utilité, d’humain, d’apprentissage et d’aventure. Dans leur travail, les gens ne trouvent que très rarement l’occasion de relever les nombreux défis existentiels qui se posent dans leur vie. Ils éprouvent le besoin de se sentir utile, de partager des valeurs communes ou des connaissances nouvelles, de vivre des aventures collectives leur permettant de surmonter des obstacles qu’ils n’auraient pu franchir seuls. Notre catalogue, Agir à Lyon et ses alentours, qui paraît tous les deux ans, compile les nombreuses associations et autres initiatives citoyennes (plus de 700 dans leur édition 2018-2019). On peut espérer connecter des luttes locales, partielles et favoriser ainsi le dialogue et l’échange entre les différentes associations d’un même territoire au travers de ce qu’elles ont en commun. Je ne suis pas engagée dans un parti politique. Je ne crois pas qu’il faille dire de façon trop carrée : « association = local ou particulier, et parti = global ». Il y a en effet des associations assez généralistes : on y trouve facilement des bénévoles, mais on peine à ce qu’ils acceptent de s’y investir au conseil d’administration. Un certain engagement est une porte d’entrée, mais il faut ensuite créer du lien, faire que ces bénévoles comprennent leur utilité dans des structures plus formelles et plus contraignantes.

Discussion improvisée en attendant un bus.
- Les gens ont besoin de s’engager pour défendre des valeurs, mais il y a une crise de l’engagement : dès que c’est un peu totalisant, ils ont peur. Donc on s’investit surtout en mode partiel ; lorsque ça prend un peu toute la personne, c’est plus difficile, tu as l’impression que tu n’as plus de prise. En religion, ce qui a le vent en poupe, ce sont plutôt les communautés charismatiques (que je n’aime pas trop...), c’est une forme d’engagement souple, on peut venir en couple, on peut en partir ; alors que dans les ordres, avec les vœux, le célibat, etc., c’est trop exigeant. Il y a aussi des dangers, des dérives, ça peut virer à la secte, d’où une répugnance à s’engager.
- Je le vois avec mes enfants : il y a une défiance vis-à-vis des structures existantes, ils pensent qu’elles sont toutes pourries de l’intérieur. Les partis politiques, c’est trop lointain, c’est détaché du concret, alors que les associations c’est sur le terrain.
- Oui, le succès du mouvement associatif depuis une trentaine d’années, c’est que ce tissu permet de maîtriser le terrain, de voir les choses évoluer pas à pas. Pendant ce temps-là, les politiques n’ont rien à proposer en termes de projet de société. Il y a certains partis de gauche qu’on ne voit qu’aux élections, d’autres qui ressassent toujours les mêmes trucs.
- Aujourd’hui, la sphère professionnelle prend un temps considérable dans la vie, elle te poursuit jusque chez toi. S’engager ailleurs, c’est aussi construire quelque chose d’indépendant, choisir les personnes avec qui on partage, il y a un apport personnel, un sel dans sa vie.
- Pour moi, l’engagement est un tout. Je suis photographe indépendant, je me suis créé mon métier sur mesure, j’évolue dans une recherche d’utilité sociale, de complémentarité avec des dispositifs solidaires dans un but d’améliorer les conditions de vie et la dignité de tout un chacun. Mais cela dépasse également le cadre professionnel. Ces mêmes combats animent ma vie privée : s’affranchir du patriarcat, venir en aide comme je peux tout autour de moi, même envers l’inconnu dans la rue ou dans le métro. Je me considère comme engagé, mais lorsque je vois des amis faire face aux flics pour empêcher les expulsions à Calais, héberger des tas de gens qu’on ne veut pas voir en France, être sur les barricades en Grèce ou défendre des ZAD… je me dis alors que je n’en fais pas assez.
- La difficulté, c’est aussi la force et l’organisation de l’adversaire. On l’a vu avec Syryza, la pression de la troïka a été si forte qu’ils sont passés sous la table ; et après, c’était fini, il n’y avait plus que des petites réformes à la marge : ils n’avaient pas été élus pour ça, les gens ressentent une impression d’impuissance.
- La crise existe aussi chez les nouvelles générations. Elles n’ont pourtant pas le recul politique de dire : « en 1981, on a voté à gauche et ça n’a servi à rien — ou presque », puisqu’elles n’étaient pas nées. Mais elles ressentent la lourdeur, la lenteur, la grosseur des appareils institutionnalisés. Ceux-ci ne permettent pas de répondre à l’urgence, pour la défense des migrants, pour l’écologie.
- Il y a des exemples d’engagement fort, je prends celui des « Alternatives agriculturelles », c’est absolument remarquable. À plusieurs couples, ils ont décidé de ressusciter un village de Bourgogne, à partir de l’agriculture bio, de l’artisanat, mais aussi de l’éducation populaire, etc., ils ont monté un café associatif, ils se battent aujourd’hui pour recréer une épicerie de proximité, en partie contre les hypermarchés et le tout bagnole. Certains font un métier par ailleurs ou ont lâché le leur, c’est aussi un engagement de vie et ça a une portée politique. Ce n’est pas un phalanstère, mais il y a du communautaire dans cette initiative. Et c’est du long terme, ça n’aurait pas de sens de se lancer dans un truc comme ça de façon provisoire.
- Hors des partis, on a aussi un engagement au quotidien : il reste souple mais on peut s’impliquer de A à Z. J’ai des amis qui ont un métier, mais qui se battent pour la solidarité avec les précaires : À un moment, ils hébergent des migrants ; à un autre, ils participent à des groupes de réflexion ; à d’autres, ils vont taguer la nuit des choses qui les révoltent. C’est peut-être un peu anarchisant, mais c’est utile et c’est une forme d’engagement fort.

Conclusion
Il se dégage au moins deux aspects de ces entretiens spontanés. D’un côté, le malaise face à une société où les injustices, les cruautés, l’hypocrisie règnent, donc l’envie de se lancer, sous les formes les plus diverses, dans quelque chose qui donne un sens à la vie et qui permette des améliorations. D’un autre côté, un manque de perspectives générales, un grand doute, voire une défiance ou un dégoût, vis-à-vis des grandes structures globales traditionnelles qui proposaient des alternatives radicales de société. Nous nous sommes limités à un petit échantillon, à peine hexagonal ; il serait intéressant aussi de voir comment les gens ressentent cette question de l’engagement dans d’autres pays : le problème ne s’arrête pas au pont de Kehl ou à Port-Bou.n

Propos recueillis par Ernest Brasseaux

Cause commune n° 13 • septembre/octobre 2019