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Réfléchir sur l’organisation sociale du travail, l’éventail et les racines des inégalités, devrait faire partie de la formation de tout citoyen.

Aujourd’hui, les inégalités de conditions de vie et de revenus sont connues : même si les revenus les plus élevés sont souvent sous-estimés, la presse people met largement en scène les extravagances qu’ils autorisent… Pourtant, ces inégalités, qui choquent volontiers, suscitent peu de réactions : si on manifeste spontanément et parfois violemment contre ce qui apparaît comme des discriminations, rien de tel n’apparaît contre les grandes fortunes. Serait-ce parce qu’elles semblent se situer dans un tout autre monde ? Ou bien parce que nous acceptons l’idée que dans notre société tout le monde a théoriquement sa « chance », dès lors que nous sommes tous égaux et que ces inégalités refléteraient simplement des différences de compétences ou d’efforts ?

Ces différentes pistes ont sans doute chacune leur part de vérité, mais arrêtons-nous sur la dernière, cruciale dans une société comme la nôtre : alors que nous avons rejeté l’aristocratie, c’est la méritocratie qui a pris le relais, à savoir le principe selon lequel les inégalités (de revenus, d’emploi, d’accès aux places les plus enviables de la société…) sont acceptables, voire justes, dès lors qu’elles découlent des talents et des efforts des personnes, en un mot de leur mérite.

La méritocratie, idéologie pour justifier les inégalités

Dans une société où, à la fois, les individus sont égaux et les positions inégales, la méritocratie est une idéologie très pratique pour justifier les inégalités. Mais pour qu’elle soit crédible, il faut que l’égalité des chances paraisse prévaloir, c’est-à-dire que les personnes aient le sentiment de pouvoir déployer sans entrave leurs talents et leurs efforts sans être stoppés par des caractéristiques sans rapport avec leurs mérites personnels (leur milieu d’origine, leurs caractéristiques physiques…). Les comparaisons inter­nationales le montrent : c’est dans les pays où l’on pense vivre dans une société récompensant le mérite que les inégalités sont le moins souvent perçues comme excessives ; c’est en particulier le cas aux États-Unis, où l’on adhère fortement à l’idée que le mérite est récompensé et où l’on tolère le mieux des inégalités objectivement très importantes (Voir F. Dubet, M. Duru-Bellat et A. Vérétout, Les Sociétés et leur école, Le Seuil, 2010).

Dans notre pays, un plus grand scepticisme règne, notamment en ce qui concerne le fonctionnement de l’école (une critique systématique de la méritocratie scolaire est développée dans notre ouvrage Le Mérite contre la justice, Presses de Sciences Po, 2009). Alors qu’elle est théoriquement chargée de détecter et de sanctionner les mérites de chacun par des diplômes ensuite reconnus sur le marché du travail, sans qu’interfère le milieu social des élèves, de fortes et persistantes inégalités sociales s’y manifestent. Elles sont très précoces (dès l’apprentissage de la lecture) et se concentrent avec tellement de netteté dans certains groupes sociaux qu’il est impossible qu’elles puissent relever du jeu du mérite. Elles résultent d’abord des inégalités globales qui existent entre les familles : seuls certains enfants trouvent dans leurs berceaux les atouts leur permettant ensuite de dérouler des carrières scolaires qui, alors, n’exprimeront pas leur seul mérite.

« La méritocratie est le principe selon lequel les inégalités sont acceptables, voire justes, dès lors qu’elles découlent des talents et des efforts des personnes, en un mot de leur mérite. »

L’école elle-même n’est pas neutre

Alors qu’elle est censée être garante d’une juste compétition, les recherches montrent que le maître, la classe ou l’école fréquentés pèsent parfois d’un poids aussi lourd que les caractéristiques personnelles de l’élève dans sa réussite. Alors que de toute évidence, on ne mérite en rien d’avoir un maître efficace ou de subir un maître qui l’est moins. De plus, les élèves ont accès à des ressources scolaires inégales selon leur milieu social : dans les zones les plus défavorisées, les enseignants sont moins expérimentés, les programmes moins couverts, le climat des établissements moins propice aux apprentissages.
Dotés inégalement de diplômes, les jeunes se classent ensuite sur le marché de l’emploi, avec des places et des salaires d’autant plus avantageux qu’ils sont diplômés. Mais est-ce vraiment juste ? Le diplôme constitue-t-il une bonne mesure de l’utilité sociale des personnes, justifiant tout et pour toute la vie ? L’idéologie méritocratique est trompeuse en ce qu’elle suggère que chacun serait seul responsable de sa trajectoire. Or, qui pourrait soutenir qu’il mérite strictement tout ce qui lui arrive, et notamment sa position sociale ? Non seulement le hasard et la conjoncture économique ont un rôle mais, dans le monde du travail, l’exploitation que je peux faire de mon mérite est dépendante des moyens sociaux dont je dispose. Il est donc fort discutable de poser que les individus, parce qu’ils ont à tel ou tel moment manifesté des efforts ou des talents, sont ensuite les propriétaires exclusifs des fruits qu’ils en retirent. Aucun individu, si talentueux soit-il, ne pourrait s’enrichir tout seul sans les autres, sans tout un ensemble de dispositifs de nature sociale, depuis le fonctionnement de l’école jusqu’à celui des entreprises, et notamment le travail des autres.

Réduire les inégalités

Les pistes pour tenter de réduire les inégalités sont multiformes, d’un point de vue institutionnel et politique, mais elles passent en premier lieu par la démonstration du caractère injustifiable de ces inégalités. L’école peut amender son fonctionnement pour aider les enfants à percevoir les limites de la méritocratie elle-même. Alors que la logique du mérite et du classement y est hypertrophiée, les enfants acquièrent petit à petit la conviction que, pour réussir, il faut se montrer meilleur que les autres et qu’il est ensuite justifié que le rôle du diplôme soit aussi écrasant. L’école pourrait, en promouvant le travail en groupes hétérogènes, montrer que les élèves du bas du classement ne sont pas moins porteurs de qualités que les autres, et révélerait le caractère partiel et souvent arbitraire des classements scolaires. Les élèves réaliseraient ainsi qu’il est injuste que certains camarades soient définitivement disqualifiés sur cette base.

Les contenus de formation pourraient aussi participer de cette relativisation des inégalités : réfléchir sur l’organisation sociale du travail, l’éventail et les racines des inégalités, devrait faire partie de la formation de tout citoyen. Toute mobilisation des personnes exige un ressort intellectuel qui passe par une information sur ces thèmes, pour influencer les schémas interprétatifs dont elles peuvent faire usage et qui à leur tour affectent les opinions politiques. Ainsi, le soutien aux politiques de redistribution est bien plus fort quand on estime que la pauvreté relève des hasards de la naissance que quand on l’explique par le mérite. La lutte contre les inégalités réelles de tous ordres n’en est pas moins primordiale, mais elle gagnerait à s’appuyer sur un travail de fond sur leur impossible justification.

*Marie Duru-Bellat est sociologue. Elle est professeure émérite de sociologie à Sciences Po.