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L’invisibilisation des luttes des femmes dans l’historiographie empêche la prise de conscience du pouvoir de leur révolte, pourtant déterminant dans toute révolution.

 

«La justice, la paix, le paix ! »  Tels sont les mots scandés par les ouvrières russes descendues dans les rues de Petrograd le 23 février 1917 – 8 mars dans le calendrier grégorien – lors de la journée internationale de la femme que le tsar a tenté d’interdire. Un 8 mars, désormais « Journée internationale de lutte pour les droits des femmes », lors duquel continue de manifester tous les ans le Parti communiste aux côtés des associations féministes. En 1917, ce sont les travailleuses de l’usine Poutilov qui, les premières, se sont mises en grève, amorçant ainsi une mobilisation de masse contre le régime en place.

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Elles manifestent et jouent un rôle déterminant dans la fraternisation avec les soldats qui refusent de tirer sur les manifestantes et tournent leurs baïonnettes en direction du pouvoir. Dans son Histoire de la Révolution russe, Léon Trotski relate ainsi cet épisode : « Sans tenir compte de nos instructions, les ouvrières de plusieurs tisseries se sont mises en grève et ont envoyé des délégations aux métallurgistes pour leur demander de les soutenir… Il n’est pas venu à l’idée d’un seul travailleur que ce pourrait être le premier jour de la Révolution. » Et pourtant, c’est bien cet événement déclencheur qui aboutit à la chute de la monarchie tsariste vieille de près de quatre siècles et à l’arrivée au pouvoir des bolcheviks en octobre. Ainsi, les travailleuses russes ont été un élément déterminant pour l’avènement du nouveau système politique. Bien évidemment dans notre mémoire collective française cela fait écho à la manifestation des femmes d’octobre 1789 jusqu’à Versailles, là aussi pour réclamer « du pain ». Et aujourd’hui, dans notre situation politique, réfléchissons à ce qu’il peut se passer « si » – ou plutôt « quand » – les femmes populaires s’en mêlent…

« L’absence de promotion des luttes des femmes dans l’historiographie empêche la prise de conscience du pouvoir de leur révolte, pourtant déterminant dans toute révolution. »

En 1917 comme aujourd’hui, cet engagement militant des femmes dans la lutte implique une prise de conscience de leur condition. Dans son fameux roman La Mère, Maxime Gorki décrit bien le cheminement d’une femme asservie qui, petit à petit, au contact de son fils et de ses amis, s’instruit, comprend le monde, saisit la violence de l’oppression qu’elle subit et finit par trouver en elle-même les ressources pour s’extraire de sa condition et progressivement devenir militante. L’un des personnages résume ainsi la nécessité d’une prise de conscience collective : « Apprendre, et ensuite apprendre aux autres. Nous devons étudier, nous autres ouvriers. Nous devons savoir, nous devons comprendre d’où vient que la vie est si dure pour nous. » Un principe anticipé vingt ans plus tôt en France par Marguerite Durand, lorsqu’elle fonda La Fronde, premier journal féministe au monde rédigé et dirigé uniquement par des femmes. Un modèle subversif est né et poursuivi à la création du PCF en 1920 avec son hebdomadaire L’Ouvrière, puis, entre autres, par Danielle Casanova qui déclarait en 1936 à propos de l’Union des jeunes filles de France : « Nous voulons créer pour elles une organisation qui saura à la fois les réunir dans une atmosphère d’amicale collaboration, les éduquer, leur faire prendre conscience de la force qu’elles représentent, du rôle social qu’elles ont à jouer, les défendre et les armer pour un combat juste. » Pourtant, dans nos institutions bourgeoises françaises, il aura fallu attendre une loi sur la parité en 2000 pour que les femmes aient un minimum de parole politique reconnue.

Un grand pas en avant
Dès sa mise en place, le régime soviétique vise l’évolution rapide de la place des femmes dans la société et la mise en œuvre des conditions d’une véritable émancipation. Pour la première fois au monde, une femme, Alexandra Kollontaï, participe à un gouvernement, les femmes obtiennent le droit de vote et des lois instaurant l’égalité entre les femmes et les hommes, notamment salariale, sont adoptées. Le mariage civil est instauré, les époux y ont les mêmes droits, le divorce est légalisé. Pendant les années suivantes, d’autres mesures sont prises : création d’un ministère de la Protection de la maternité et de l’enfance, congé maternité rémunéré, exemption des tra­vaux trop pénibles, inter­diction des licenciements et du travail de nuit pour les femmes en­ceintes ou venant d’accoucher, cliniques spécialisées en maternité, avortement légalisé. Suivant les préceptes précurseurs d’August Bebel (La Femme et le socialisme, 1879), on « socialise » le travail domestique en créant des lingeries, cantines, garderies. Toutes les lois antihomosexuels sont retirées du Code criminel en 1922 et il devient légal de changer de sexe sur les passeports en 1926. En moins de dix ans sont faites les réformes nécessaires à une émancipation humaine, que d’autres sociétés mettront plus de cent ans à réaliser. Pire encore, nous continuons de lutter pour certaines !

Mais l’égalité réelle, un défi d’aujourd’hui
Obtenir l’égalité réelle dans tous les domaines reste un défi aujourd’hui alors que la lutte des classes s’entremêle toujours avec la lutte contre le patriarcat et que l’enjeu du travail reste central pour l’émancipation de toutes et tous.
Contre toute attente historique, les femmes, partout dans le monde, continuent de subir les inégalités de salaires et le chômage ; elles sont encore contraintes d’accomplir la majorité des tâches domestiques et restent sous-représentées dans les sphères politique et culturelle. Des services publics chèrement conquis pour leur liberté sont régulièrement menacés au nom de l’austérité. Les droits élémentaires, comme celui de disposer de son corps, sont remis en cause ; les violences faites aux femmes ne sont toujours pas l’objet de politiques publiques à la hauteur, voire carrément décriminalisées, comme vient de le faire la Russie.

« Un parti à visée révolutionnaire comprend que l’émancipation de tous passe par l’émancipation des femmes elles-mêmes, qui tiennent entre leurs mains la transformation de la société. »

Alors que, dès 1879, August Bebel a théorisé d’un point de vue socialiste la question des femmes, en établissant un lien de cause à effet entre organisation « par et pour » les femmes et changement radical de la société, l’absence de promotion des luttes des femmes dans l’historiographie empêche la prise de conscience du pouvoir de leur révolte, pourtant déterminant dans toute révolution.
Car un siècle après la révolution d’Octobre, les femmes sont susceptibles de jouer un rôle majeur dans la lutte contre l’oppression à l’instar de la Women’s March qui a immédiatement alerté après l’arrivée de Donald Trump au pouvoir ou des femmes impliquées dans la défense du peuple kurde face au régime de Recep Erdogan et à la barbarie de Daech.
« La femme est le prolétaire de l’homme », résumait Friedrich Engels. Dès lors, un parti à visée révolutionnaire comprend que l’émancipation de tous passe par l’émancipation des femmes elles-mêmes, qui tiennent entre leurs mains la transformation de la société.

*Hélène Bidard est coresponsable de la commission Droits des femmes et féminisme du conseil national du PCF.