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Sans foyer, c’est-à-dire sans appartenance à « un ordre du monde où les choses et les activités s’enchaîneraient logiquement les unes aux autres de manière cohérente et sensée », le demandeur d’asile est, comme l’explique le sociologue Smaïn Laacher, « fort éloigné de toute perspective de maîtrise du présent et du futur immédiat ». Son temps est contraint, marqué par l’attente. Le pouvoir sur le temps est détenu par l’institution.

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Une phrase d’une travailleuse sociale à un nouveau demandeur, somalien, qui venait la questionner sur ce qu’il aurait le droit de faire au cours des prochaines semaines illustre bien cela. Après lui avoir expliqué qu’il ne pouvait pas chercher de travail ni quitter les environs, et que sa seule chance était d’apprendre rapidement l’allemand grâce aux cours dispensés par une association, elle lui dit : « Ton seul droit, pour l’instant, c’est d’attendre. » (Les citations de travailleurs sociaux et de demandeurs d’asile sont issues d’une enquête dans un camp de premier accueil à Mannheim, en Allemagne.) En discutant avec lui quelques minutes après son rendez-vous, il me dit : « Je suis là depuis quinze jours et je ne fais déjà que ça d’attendre. Quand on travaille on a un objectif, on se lève. Là, je fais rien et en plus je dors pas car je stresse. Du coup après je m’endors pendant la journée, je regarde des vidéos sur youtube, sur mon téléphone mais que faire d’autre ? Dormir, attendre, dormir, attendre. Au moins, quand on dort on n’attend pas. De toute façon on sent qu’on n’est pas attendu, on est collé, huit dans la chambre, ça pue ; et on s’occupera de nous quand ils auront le temps, quoi… » Les seules choses à faire sont soit dictées par l’institution, par exemple s’occuper de l’administratif ; soit elles consistent à tenter de soigner le corps ou l’esprit, ce qui n’est pas totalement détaché de l’institution. Pour obtenir l’asile, il faut en effet pouvoir « objectiv[er] les persécutions », comme l’explique Didier Fassin : « Dorénavant, officiers et magistrats s’attendent même à ce que des certificats médicaux ou psychologiques valident l’existence de traces corporelles ou de traumatismes psychiques. »

« Dans le système d’asile européen actuel, par l’attente imposée, qui s’accompagne d’une absence quasi totale de droits, les demandeurs sont presque contraints de mettre leur propre vie entre parenthèses pendant que leur demande de protection est examinée. »

La perte d’autonomie
De plus, « la perte des points de repère routiniers » (Laacher) n’aide pas à redonner au temps un caractère journalier. Les jours s’entrelacent, se ressemblent tous, et semblent être plus longs qu’ils ne le sont en réalité. Un simple coup d’œil à la cour d’un camp à Mannheim suffit pour s’en convaincre. Quelques-uns jouent au basket sans grande motivation, certains attendent, le regard hagard, sur des bancs, d’autres discutent, d’autres encore jouent au tennis de table. L’impression est curieuse : tout le monde fait quelque chose, mais on ressent chez presque tous une forme de décalage par rapport à eux-mêmes, à travers une activité qui n’est là que pour combler le vide d’un « temps abondant, redondant, inutile ».
Ajoutons à cela que le demandeur est infantilisé : « Je voudrais pouvoir chercher du travail, m’explique un autre demandeur somalien. Ici, on me dit d’attendre, on n’a le droit à rien, et pour me faire patienter on me donne du Taschengeld (argent de poche). On n’est pas des enfants, j’ai 28 ans. Qu’est-ce que tu veux faire avec 110 € par mois ? » Tout cela rend l’autonomie au quotidien compliquée et entraîne un assujettissement à l’institution et des difficultés à redevenir maître de son temps, maître de sa propre vie. « Je veux pas du Taschengeld, je veux bosser », dit-il encore. Attendre sans véritable but au quotidien, dans la seule attente d’une réponse, rend déjà les demandeurs vulnérables ; la dépendance à l’institution, qui loge et fournit une allocation, accroît encore cette vulnérabilité.

Une violence institutionnelle
Ce qui est en jeu ici, c’est le pouvoir de l’accueillant sur l’accueilli. Si on est bien loin d’une hospitalité inconditionnelle dans le cas de l’accueil des demandeurs d’asile, on pense ici à Jacques Derrida qui mettait en avant la souveraineté de l’accueillant sur son « propre chez-soi ». Si elle est d’abord un pouvoir d’accueillir, elle peut, comme c’est le cas ici, se transformer en un pouvoir sur l’accueilli. Une violence s’exerce, qui amplifie l’impression d’être à la merci de l’institution. C’est là le passage obligé pour espérer : « De toute façon, on n’a pas le choix, m’explique Arsalane, un demandeur irakien, il faut passer par là, c’est le seul moyen. » C’est pour cette raison, cette contrainte pratique, qu’à la violence institutionnelle fait très rarement face une violence ou une révolte des demandeurs. Ainsi, si conflit il y a, ou mécontentement, il n’est que rarement suivi de la possibilité de porter une revendication. Les demandeurs sont assujettis à l’institution sans lui appartenir totalement, toujours dans un entre-deux qui rend l’intégration très compliquée. Si l’institution lui refuse, dans sa toute-puissance, le statut de réfugié, le demandeur d’asile restera suspendu et isolé, comme le décrit Hassan Yacin, un migrant soudanais, dans un poème intitulé « La malédiction » adressé à cette femme de l’OFPRA qui lui a refusé le statut en raison de soi-disant mensonges : « Je suis une malédiction / Je suis la malédiction incarnée / Suspendu à ma corde secrète [...] / Je parle aux fleurs autour de moi et j’admire le chant des murs / Ces murs de mon isolement infini et / La peur de mon amie secrète / Rien ne me donne le sentiment de sécurité. »

« Ce qui est en jeu, c’est le pouvoir de l’accueillant sur l’accueilli. »

Face à cette absence de considération pour l’individu, face à cette attente imposée et face à la non-prise en compte des souffrances, les demandeurs ont souvent le sentiment d’être « en trop ». Dans le système d’asile européen actuel, par l’attente imposée, qui s’accompagne d’une absence quasi totale de droits, les demandeurs sont presque contraints de mettre leur propre vie entre parenthèses pendant que leur demande de protection est examinée. Cette vie sur un seuil entre le dedans et le dehors les met en face d’une appartenance brisée et crée des difficultés à s’intégrer : difficile d’apprendre la langue et de comprendre les normes culturelles d’un pays lorsque l’on n’a quasiment pas d’autre droit que d’attendre. Par ce pouvoir sur le temps, l’État rappelle sans cesse, explique Anne-Virginie Madeira, que « l’octroi de l’asile ou de la qualité de réfugié adopte davantage le caractère d’une prérogative régalienne que d’un droit subjectif, c’est-à-dire d’un droit dont l’individu peut se prévaloir ».

Audran Aulanier est sociologue. Il est doctorant à l’école des hautes études en sciences sociales à Paris (EHESS).

Cause commune n° 10 • mars/avril 2019