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Dossier : Le populisme dans tous ses états

D’abord, un immense mépris de classe
À partir des années 1980, le mot populisme est mobilisé, dans un sens péjoratif, tant par des hommes politiques que par des journalistes ou des historiens pour tenter de reconfigurer le champ politique. À leurs yeux, le clivage gauche-droite serait obsolète et il devrait donc être possible de s’entendre entre gens raisonnables (c’est-à-dire entre libéraux) de centre gauche et de centre droit autour de politiques prétendument réalistes et pragmatiques. Bien sûr, ces politiques résolument modernes devront affronter les « ar­chaïsmes » de la société française, presque tous liés à l’incompétence du peuple, des couches populaires notamment, à s’adapter à la nouvelle donne économique des années 1980, incapables de la comprendre. Mais à force de persévérance et de « pédagogie », cette politique de bon sens menée par une « élite compétente » finirait par s’imposer et par produire ses fruits.

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Du côté de ceux qui se présentent comme le rempart face au populisme, il ne s’agit plus du tout de s’autoriser du peuple, comme dans toute démocratie digne de ce nom, mais de s’en méfier. Le peuple serait irrationnel, aisément manipulable par des démagogues. La tyrannie de la majorité ne serait jamais loin. Dès les années 1980, une armée de philosophes satisfaits et bien installés n’allait pas tarder à justifier tout cela, jouant la surenchère en matière de haine du peuple et de mépris de classe, s’autoproclamant défenseurs des institutions démocratiques menacées par les appétits populaires.

« ”Populisme” est d’abord le nom d’une insulte, l’expression d’un immense mépris de classe, une manière de museler le débat démocratique en disqualifiant toute critique des politiques libérales.»

Lorsque adviennent des contestations un peu sérieuses, elles sont immédiatement discréditées au lieu d’être discutées démocratiquement. Le peuple n’est pas en mesure de comprendre que les réformes libérales – gel des salaires, recul de l’âge de la retraite, attaque du droit du travail, etc. – vont améliorer son existence. Comme hier les voies de Dieu, les projets libéraux sont impénétrables pour les gens d’en bas. Reste l’effort de pédagogie du nouveau clergé libéral gardien des dogmes ; et, à défaut de pouvoir convaincre, le contournement des référendums et le 49.3. L’éditorial de Serge July, le lendemain du référendum de 2005, restera sans doute l’un des sommets de ce mépris du peuple et de ce fantasme censitaire. Le vote contre le traité libéral ? Un « cri de douleur, de peur, d’angoisse et de colère » d’un peuple prisonnier de ses affects et incapable de se hisser au niveau de la raison, à moins que cette « épidémie de populisme » ne soit l’expression de quelque pathologie mentale. Bref, « populisme » est d’abord le nom d’une insulte, l’expression d’un immense mépris de classe, une manière de museler le débat démocratique en disqualifiant toute critique des politiques libérales.

Ensuite, le Front national
Dans un premier temps, les libéraux utilisèrent surtout le terme de « populisme » pour qualifier le Front national (FN) et les forces qui lui sont apparentées en Europe. Faut-il leur emboîter le pas ? On ne gagne jamais à penser dans les mots de ses adversaires. Accepter cette description du FN, c’est lui faire la part trop belle. C’est valider l’idée qu’il serait le parti du peuple, celui qui parle au peuple, quand les enquêtes montrent que le premier choix des classes populaires est l’abstention. C’est aussi lui épargner l’étiquette beaucoup plus déplaisante d’ « extrême droite », étiquette qui évoque d’autres époques et les affinités honteuses du FN. Enfin, c’est rendre invisible l’idée fondamentale du FN, qui ne consiste justement pas dans l’unité du peuple, mais à l’inverse, dans la division du peuple français en « immigrés » et « Français de souche ». Et la droite dans tout cela ? Elle se voit lavée de tout soupçon puisqu’elle n’a plus d’extrême droite avec laquelle on pouvait jusqu’à présent l’accuser de vouloir flirter. La « droite forte », Patrick Buisson, Éric Ciotti, c’est la droite, c’est-à-dire le cercle des gens raisonnables. Rien à voir avec le FN puisque ce dernier serait « populiste ». Autant de raisons peut-être de laisser là « populisme » et de continuer à dire, lorsqu’on parle du FN, « extrême droite ».

« Le peuple a une densité, une épaisseur. Nous ne pouvons pas nous contenter de désigner l’adversaire. Nous devons aussi analyser les conditions d’existence et les aspirations des principales couches sociales qui constituent le salariat aujourd’hui. »

Mais le mot n’a pas épargné la gauche de transformation. Et l’on se souvient du dessin de Plantu en 2012, où le simplisme le disputait au ridicule, montrant un Mélenchon et une Le Pen en uniforme avec brassard rouge lisant le même discours, sous les mots : « l’ascension des populismes ». L’extrême droite, jamais, n’a tenté de se réapproprier le terme de « populisme ». Point à méditer ; elle choisit ses propres mots pour se dénommer, par exemple « patriote ».

Et, à gauche…
Une fraction de la gauche, en revanche, s’est réappropriée le stigmate, phénomène qui ne se réduit pas à la France insoumise. Il s’agit de reprendre l’opposition du peuple et de l’élite mais en inversant les signes. L’élite rationnelle devient l’élite corrompue, ayant renoncé à l’intérêt général, pour la perpétuation de son propre pouvoir. Le peuple méprisé est transfiguré, seule autorité légitime dans un régime qui veut être démocratique. Tel est le populisme de gauche dans son plus simple appareil : « nous », l’immense majorité, est séparé, voire opposé, à « eux », cette minorité oligarchique exerçant sur le « petit » peuple un pouvoir illégitime que la logique populiste entend renverser.
Les communistes, dans leur combat contre les libéraux, ont plus d’un point commun avec ce courant. Pierre Laurent a d’ailleurs écrit un ouvrage intitulé 99 % (Le Cherche midi, 2016), définissant un « nous » et un « eux ». Mais l’apparente proximité ne doit pas masquer des différences qui ne sont pas de petites différences.
D’abord, qui est-ce « eux », la caste, l’élite ? Des personnalités en vue dans les média, les responsables du Parti socialiste, le gouvernement Hollande, Les Républicains, les éditorialistes, etc. « Qu’ils s’en aillent tous ! » (au passage, ce fut aussi le discours du candidat Macron). Eh bien, tous ou presque s’en sont allés ! Jamais on n’a vu renouvellement plus profond du personnel politique. Ce coup de balai est une bonne nouvelle, un courant d’air frais dans la vie politique française. Mais force est de constater que les mêmes politiques se poursuivent. Pourquoi ? Parce que la logique capitaliste demeure la même. Logique trop souvent absente du discours populiste. Remarque identique pour le « peuple ». Qui est-il ? Il faut parler de « peuple » bien entendu, mais en même temps de « classe ». Le « peuple », les « 99 % », autant d’ex­pres­sions qui désignent des « alliances de classes ». Le peuple n’est pas une pure création du discours, comme le croit Chantal Mouffe. Il a une densité, une épaisseur. Nous ne pouvons pas nous contenter de désigner l’adversaire. Nous devons aussi analyser les conditions d’existence et les aspirations des principales couches sociales qui constituent le salariat aujourd’hui.
Ensuite, le populisme en théorie (Ernesto Laclau) et en pratique pose la question du leader, mais d’une manière très particulière. Il n’est pas question de nier qu’un mouvement politique doive, à un moment ou à un autre, s’incarner en une figure. Après tout, il y avait, du vivant de Jaurès, des bustes de Jaurès. Et August Bebel, ouvrier autodidacte devenu dirigeant du plus grand parti socialiste d’Europe, l’allemand, était admiré de tous les socialistes. Ce qu’il faut interroger, c’est plutôt le lien qui s’instaure entre l’organisation politique et « le chef ». Qu’une personnalité se donne une organisation est une chose. Qu’une organisation s’efforce de « construire des chefs », pour reprendre l’expression de l’historien Luciano Canfora, en est une autre, très différente d’un point de vue démocratique. L’organisation est alors un obstacle aux velléités aventurières du représentant…
Enfin, le populisme de gauche a le mérite de désigner la base sociale qu’il va chercher à défendre : le peuple. C’est un geste politique indispensable. Mais qui ne suffit pas à faire une politique. Il faut compléter ce geste par la définition d’un horizon politique. Souvent, cet horizon est la démocratisation des institutions politiques (la VIe Ré­publique par exemple). C’est indispensable. Néanmoins, ce n’est pas d’abord la corruption des élus qui mine la démocratie, mais la soumission de ses institutions au capitalisme. Raison pour laquelle il faut faire reculer le pouvoir du capital, ce qui revient à s’inscrire dans une perspective communiste. Cette perspective est d’emblée internationaliste, pas le populisme. Non qu’il ne puisse le devenir, néanmoins l’idée que le « nous » ici doive se coordonner au « nous » là-bas n’est pas contenu dans sa définition, comme le montre l’exemple de Grillo en Italie. Alors, même si des intellectuels comme Mouffe et Laclau théorisent l’idée d’une multiplicité des luttes, il se peut bien qu’en pratique l’opposition du peuple à la caste s’enferme dans une conception simplificatrice des conflits. n

*Florian Gulli et Aurélien Aramini sont membres du comité de rédaction de Cause commune.
Ils ont coordonné ce dossier.

Cause commune n° 3 - janvier/février 2018