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En l’an de grâce 2003 fut inauguré par l’honorable Nian Cai Liu et son équipe de l’université de Jiao Tong le désormais célébrissime « classement de Shanghai des universités du monde ». Chaque année depuis lors, au cœur de l’été, autour du 15 août, les média, toutes catégories confondues, célèbrent le palmarès chinois, singulier « marronnier » parmi les incendies de forêts et autres festivals. Pourtant, selon quelques avis compétents, ce classement ne vaudrait pas grand-chose, voire rien. Mais il en faut davantage pour décourager la gent médiatique et quelques acteurs associés, qui ont d’autres intérêts en jeu.

Shanghai est partout
S’il y avait un classement des classements, celui de Shanghai serait fort bien placé pour ce qui est de la notoriété médiatique. À peine est-il publié par les bons soins de l’université Jiao Tong qu’il est repris partout et en France notamment par la plupart des organes de presse. Le pays de Descartes n’est pas franchement à l’honneur dans le palmarès chinois. Les média hexagonaux auraient pu mettre en valeur d’autres classements moins désobligeants pour leurs compatriotes, comme le classement de l’École des mines, classement français et favorable aux universités françaises, ou le classement anglais du Times Higher Education (THE), inspiré du précédent, qui publie chaque année THE Alma Mater Index, favorable aux Anglais et un peu aux Français. Eh bien non, c’est au classement de Shanghai que les média français s’obstinent à accorder une quasi-exclusivité.

Un classement non scientifique ?
Cette adhésion est toutefois nuancée dans certains média, et assortie de quelques arguments critiques, généralement sous la forme de citations de travaux ou de déclarations d’universitaires. Il s’agit, la plupart du temps, d’expliquer la mauvaise performance des universités françaises par des défauts du classement lui-même. Les arguments ne manquent pas. Par contre, d’autres arguments plus fondamentaux sont très rarement mentionnés et n’entravent en rien la persistance de l’addiction médiatique. Pour comprendre les enjeux, il faut faire un détour par les critères du classement, les réserves qu’ils soulèvent et plus radicalement sur les objections au caractère scientifique de la démarche.
Les critères retenus par le classement de Shanghai sont, sans entrer dans les détails, les suivants :
• nombre d’anciens étudiants qui ont reçu le prix Nobel ou la médaille Fields pour les mathématiques ;
• nombre de membres actuels de l’université qui ont reçu le prix Nobel ou la médaille Fields pour les mathématiques ;
• nombre des chercheurs les plus cités dans les revues scientifiques ;
• nombre d’articles publiés dans les revues Nature et Science (les plus prestigieuses) au cours des cinq dernières années ;
• nombre d’articles publiés sur une année.
Le total des points acquis par chaque université dans ces divers critères est pondéré selon le nombre de membres (équivalents temps plein) de cette université.

« La mauvaise place des universités françaises dans ce classement sert d’excellent prétexte pour faire passer une réforme libérale qui a rencontré bien des oppositions.»

Ces critères seraient favorables aux universités anglo-saxonnes pour les raisons suivantes (non exhaustives). Nul besoin d’être grand clerc pour déduire de ces critères que les universités les plus sélectives ont plus de chances que les autres d’avoir dans leurs rangs des prix Nobel et des chercheurs cités dans les revues scientifiques. Or les universités anglo-saxonnes sont connues pour être les plus sélectives, et pas seulement sur le plan financier.
Toutes les citations sont relevées sur les bases de données de Thomson scientific. Or il est notoire que ces bases de données recensent surtout des revues anglo-saxonnes dans lesquelles les chercheurs anglo-saxons sont très majoritaires. Ce phénomène est encore accentué en matière de sciences humaines et sociales. Dès lors, les universités françaises, entre autres, sont sous-représentées dans les critères basés sur le nombre de chercheurs cités et d’articles publiés. Les revues Science et Nature contiennent une majorité d’articles ayant au moins une signature américaine (plus des deux tiers en 2004).
En France, beaucoup de travaux sont réalisés par des unités mixtes de recherche qui associent une université à un organisme de recherche comme le CNRS. Qu’il s’agisse de prix Nobel ou d’articles signés par des chercheurs ou chercheuses appartenant à ces unités mixtes, 50 % des points attribués par le classement de Shanghai le sont à l’université et 50 % à l’organisme de recherche. Comme le CNRS, l’INSERM, l’INRIA, etc. – n’étant pas des universités – ne sont pas pris en compte par le classement de Shanghai, le préjudice pour les universités françaises est patent. Ces divers biais suffiraient à mettre en cause un classement dont l’ambition mondiale eût mérité plus de souci de neutralité.
Mais il y a plus grave : quelques auteurs de travaux très conséquents sur la méthodologie utilisée par les initiateurs du classement de Shanghai sont unanimes sur sa non-scientificité. Dès 2005, le professeur Van Raan, spécialiste hollandais reconnu des méthodes quantitatives en sciences, concluait ainsi son analyse : « Le classement de Shanghai ne devrait pas être utilisé pour des objectifs d’évaluation […]. » De leur côté, trois chercheurs, Jean-Charles Billaut (université de Tours), Denis Bouyssou (université Paris-Dauphine) et Philippe Vincke (Université libre de Bruxelles) affirment en résumant une analyse fondée sur l’aide multicritères à la décision : «  Le classement de Shanghai, malgré la grande couverture médiatique qu’il reçoit chaque année, n’est donc pas un outil pertinent pour juger de la “qualité” des institutions académiques, guider le choix des étudiants ou des familles, ou promouvoir des réformes du système d’enseignement supérieur » ; et in fine : « Il ne nous semble donc pas excessif de conclure que le classement de Shanghai est un exercice qui n’a absolument aucune valeur. » Le sociologue canadien de la science Yves Gingras, directeur scientifique de l’Observatoire des sciences et des technologies, parvient aux mêmes conclusions. Ce dernier se fonde notamment sur des arguments de simple bon sens : « Les fluctuations annuelles que l’on observe dans les rangs occupés par plusieurs universités au classement de Shanghai sont très importantes, parfois trente places d’une année à l’autre. Elles suffisent à discréditer ce classement. »

« Quelques auteurs de travaux très conséquents surla méthodologie utilisée par les initiateurs du classement de Shanghai sont unanimes sur sa non-scientificité.»

Pourquoi ces critiques sont-elles si chichement mentionnées dans les grands média et ne parviennent-elles pas à contenir la frénésie du recours à ce classement controversé ? La médiatisation du classement de Shanghai ne repose pas sur ses seuls attraits journalistiques. Cette médiatisation expéditive, assortie ou non de commentaires, conforte des choix politiques et académiques.

Des options politiques
Les atouts strictement médiatiques du classement de Shanghai, même s’ils sont à prendre en compte, seraient probablement de peu de poids en eux-mêmes s’ils n’étaient pas portés par des intérêts plus politiques que la médiatisation du classement accompagne et soutient. Ce n’est pas un hasard si cette médiatisation prend toute son ampleur en 2008, année de la mise en œuvre et de la contestation de la loi LRU (Liberté et responsabilités des universités) dite encore loi sur l’autonomie des universités ou loi Pécresse. Dès la lettre de mission de Nicolas Sarkozy, alors président de la République, à Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, une injonction précise est faite à la ministre, à savoir « l’amélioration du rang de nos établissements d’enseignement supérieur dans les classements internationaux, avec l’objectif de classer au moins deux établissements français parmi les vingt premiers et dix parmi les cent » (5 juillet 2007), laquelle a réaffirmé cette politique en maintes occasions. La ministre fera même le voyage en Chine pour rencontrer les auteurs du classement et promouvoir sa réforme. Ainsi, la loi LRU sur l’autonomie des universités se fixe clairement parmi ses objectifs l’amélioration de la place des universités françaises au classement de Shanghai et encourage les regroupements d’universités susceptibles de contribuer à cette amélioration. La mauvaise place des universités françaises dans ce classement lui sert d’excellent prétexte pour faire passer une réforme libérale qui a rencontré bien des oppositions. Les gouvernements ultérieurs, sous diverses formes, n’auront pas d’autre politique. Sans grand succès jusqu’à présent si l’on en croit la ministre en exercice. Ainsi la médiatisation du classement entre en résonance avec des choix politiques déterminés, implicitement ou explicitement partagés par nombre de média. Elle pèse également de tout son poids sur les instances universitaires.

À quoi sert le classement de Shanghai ?
Apparemment, les objectifs initiaux des promoteurs de ce classement mondial des universités étaient strictement internes à la Chine. Il s’agissait d’adapter le système universitaire chinois à la puissance économique grandissante du pays et, pour cela, de le comparer avec ce qui se fait de mieux dans le monde. La renommée rapidement planétaire de leur classement n’a pas manqué de surprendre ses artisans. De leur propre aveu sans compétence spéciale en la matière, ils continuent cependant à le publier, année après année, sans y apporter la moindre modification malgré les critiques très sérieuses. Mais peut-être la neutralité et la scientificité de leur classement sont-elles le cadet de leurs soucis ?

« Le modèle universitaire anglo-saxon est, ce n’est un secret pour personne, le modèle néolibéral de l’université considérée comme une entreprise. »

Le succès obligé des universités anglo-saxonnes et plus particulièrement américaines induit par les critères chinois dit assez clairement le parti pris du classement de Shanghai. Le modèle universitaire anglo-saxon est – ce n’est un secret pour personne – le modèle néolibéral de l’université considérée comme une entreprise. Et le classement de Shanghai, sous le prétexte de classer les universités, sert en tout cas à la propagation de ce modèle. Et c’est bien ce même modèle qui est encouragé au niveau européen par la stratégie de Lisbonne (1999) pour une « économie de la connaissance » poursuivie par le programme « Europe 2020 » et en France par la loi LRU sur l’autonomie des universités. L’attention si soutenue et si peu critique des média, des ministres de l’Enseignement et de la Recherche, et des autorités académiques à l’égard de ce classement, la satisfaction exprimée à l’occasion de maigres succès dans son palmarès, les tentatives d’adapter les structures des universités à ses critères, ne font que le conforter et, avec lui, le modèle qu’il soutient. La création d’un classement concurrent et plus favorable aux universités françaises par l’École des mines n’est pas porteur d’un autre modèle, c’est le moins que l’on puisse dire, puisque son seul critère de classement des universités et grandes écoles est la présence d’anciens étudiants parmi les P-DG des cinq cents plus grandes entreprises mondiales.
L’adoption en France du modèle universitaire américain se traduirait, selon Bradley Smith, maître de conférences à l’université Paris-Nanterre, par les transformations suivantes : un désengagement progressif de l’État, une concurrence accrue entre les différents établissements, une hausse progressive des frais d’inscription, une hausse du taux d’endettement étudiant, une précarisation du personnel, une précarisation des diplômés, une situation défavorisée des sciences humaines et de tout domaine jugé « non rentable », un contrôle idéologique plus rigoureux du contenu de l’enseignement, une réduction des perspectives d’avenir de la jeunesse, une vulnérabilité accrue face aux caprices du marché, une sape des moyens de lutter contre ces changements. Panorama sans doute incomplet, mais significatif, de ce que nous promettent les promoteurs du « classement de Shanghai ».
Extraits d’un article paru sur ACRIMED : https://www.acrimed.org/Le-classement-de-Shanghai-des-universites-une

Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018