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Le « centralisme démocratique » faisait partie des vingt et une conditions d’admission à l’Internationale communiste. Mais c’est le stalinisme qui transforme en position de principe ce qui, chez Lénine, relevait de considérations pragmatiques.

 

En 1920, le IIe Congrès de l’Internationale communiste, saisi de la demande d’adhésion de plusieurs partis socialistes occidentaux, exige d’eux qu’ils adoptent le mode de fonctionnement du parti bolchevique, nommé « centralisme démocratique ».

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L’organisation de ce parti est marquée par son combat dans l’illégalité : un corps de « révolutionnaires professionnels », ce qui « implique nécessairement la centralisation », la démocratie étant « inexécutable » (Que faire ?, 1901-1902) ; et la règle de la majorité pour départager les confrontations entre dirigeants et courants. Avec la guerre civile et l’exercice du pouvoir par le seul parti bolchevique appliquant la « dictature du prolétariat », ces traits sont accentués : « L’atmosphère de discussion devient dangereuse à l’extrême, elle met manifestement en péril la dictature du prolétariat » (Lénine, 1921).

Les conditions d’admission à l’Internationale communiste
Lénine rédige donc des « conditions d’admission » à l’Internationale communiste qui deviendront les « vingt et une conditions » discutées au Congrès de Tours : « Les partis adhérents à l’IC, écrit-il, doivent être organisés selon le principe du centralisme [souligné par lui] démocratique. Dans la période actuelle de guerre civile exacerbée, un parti communiste ne saurait faire son devoir que s’il est organisé de la manière la plus centralisée, s’il y règne une discipline de fer confinant à la discipline militaire et si son organisme central est puissant, nanti de pouvoirs étendus et jouissant d’une autorité morale et de la confiance unanime de ses membres. » Est ajoutée l’exigence de « procéder à des épurations périodiques ».
Ces règles sont fondées, comme souvent chez Lénine, sur des considérations pragmatiques et non pas théoriques ; elles sont liées à la dictature du prolétariat et à des conditions déterminées. Mais, après sa mort, les dirigeants soviétiques, Staline et Trotski en tête, assoient leur légitimité sur leur prétention d’« in­carner » sa personne et son œuvre. Un concept nouveau fait son apparition : le léninisme, nom­mé ensuite marxisme-léninisme, doctrine figée qui fournit son assise théorique au stalinisme. Ce qui était une condition d’efficacité (au demeurant à l’évidence contestable) dans une situation donnée devient un « principe » intangible pour tout parti communiste : le parti est « fort par sa cohésion et sa discipline de fer » ; il est régi par « le principe de la soumission de la minorité à la majorité, le principe de la direction du travail du parti par un organisme central » ; il ne peut accepter « ni “libéralisme” ni liberté de fractions » ; « il se fortifie en s’épurant » (Staline, Des principes du léninisme, 1924).

Une personnalité communiste française originale
Le parti français se conçut comme parti communiste en adoptant ces principes. Il ne devint pas pour autant une ombre portée du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS). Une personnalité communiste française originale se construisit alors qui contribua à faire du PCF un grand parti national. Pas de caricature, donc. Il reste que ce mode de fonctionnement produisit des réductions au silence, des mises à l’écart, des exclusions, injustes et souvent inhumaines pour celles ou ceux qu’elles frappaient, fort coûteuses pour le PCF lui-même.
Comme on le sait, c’est avec retard que sa propre déstalinisation fut entreprise après 1956. Malgré cela, les exigences de la modernité, donc de la démocratie, frappaient à la porte. Ainsi, en 1964, Georges Marchais, secrétaire à l’organisation, affirme qu’après avoir privilégié le centralisme et « parfois » avoir « craint le large débat, la confrontation d’idées et d’opinions », il faut « mettre davantage l’accent sur la démocratie dans la vie intérieure du parti ». En 1979, le PCF adopte de nouveaux statuts, visant à harmoniser les règles de vie du parti avec la décision de faire de la démocratie le but et le moyen de sa stratégie. Le pluralisme politique est ensuite assumé au XXIVe Congrès de 1985, lorsque des dirigeants en désaccord politique sont réélus au comité central. En 1990, Georges Marchais dénonce la recherche de l’unanimité « qui étouffe la parole critique et le travail créateur ».

« Pourquoi, après 1976 et 1979, dates du rejet des notions de dictature du prolétariat et de marxisme-léninisme, avoir préservé  et légitimé jusqu’en 1994  (au moins dans les termes) celle de centralisme démocratique qui leur était inséparablement liée ? »

Pourtant, toutes ces années, le fonctionnement du PCF, qui n’est plus calqué sur les principes du centralisme démocratique rappelés plus haut, continue de porter ce nom. On caractérise alors cette notion de la façon suivante : « Discussion démocratique, décision majoritaire, application par tous » –, définition qui a plus à voir avec la procédure parlementaire d’adoption de la loi qu’avec la « démocratie prolétarienne ». On explique aussi que la démocratie consiste « à avoir voix au chapitre sur les affaires du “centre” » – ce qui est vrai, mais est l’inverse du centralisme. Le plus souvent, durant cette période, le centralisme démocratique est défini négativement, comme le refus des « tendances ». En 1990, Georges Marchais souligne : « L’appellation “centralisme démocratique” a un lourd handicap, qui est d’avoir été utilisée pour qualifier des règles qui étaient tout, sauf démocratiques. » Mais il ne tranche pas. C’est en août 1992 qu’il décide d’en finir avec l’ambiguïté. Il déclare : « À mon avis, le terme “centralisme démocratique”, que nous utilisons depuis soixante-douze ans qu’existe notre parti, obscurcit davantage qu’il n’éclaire ce qu’est devenu notre mode de fonctionnement. » La notion sera officiellement abandonnée au XXVIIIe Congrès, en janvier 1994.

« À mon avis, le terme “centralisme démocratique”, que nous utilisons depuis soixante douze ans qu’existe notre parti, obscurcit davantage qu’il n’éclaire ce qu’est devenu notre mode de fonctionnement. » 
Georges Marchais, 1992

Bien sûr, la question se pose : pourquoi, après 1976 et 1979, dates du rejet des notions de dictature du prolétariat et de marxisme-léninisme, avoir préservé et légitimé jusqu’en 1994 (au moins dans les termes) celle de centralisme démocratique qui leur était inséparablement liée ? Sans doute parce que ce marqueur du marxisme-léninisme était un élément structurel de l’identification communiste. Respecter ce noyau formel de cette identité fit longtemps consensus, et c’est lorsque la culture que continuait à flatter l’emploi du mot se fut émoussée que le terme fut abandonné. Sans opposition notable. Et sans susciter une évaluation critique véritable de cette remise en cause essentielle, comme ce fut le cas pour la dictature du prolétariat.
Plus de vingt ans plus tard, cette évaluation politique est-elle du seul ressort des historiens ? Ou pourrait-elle être utile, combinée bien sûr à d’autres considérations plus actuelles, au devoir de transformation aujourd’hui à l’ordre du jour du PCF ? À voir.

*Jean-François Gau a été membre du secrétariat national du PCF.