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La question sociale a d’abord été largement ignorée par la construction européenne avant d’être façonnée dans la continuité d’une intégration économique et politique toujours plus importante de l’Union européenne.

Ces débats qui entourent la notion d’ « Europe sociale » sont nombreux et souvent acrimonieux, particulièrement dans les milieux militants. Pour bien saisir les enjeux sous-tendant ces controverses, il faut d’abord prendre conscience que la notion d’« Europe sociale » renvoie à deux perspectives distinctes. Au sein des institutions européennes, il s’agit de l’ensemble des dispositifs permettant le rapprochement des législations et l’harmonisation des règles afférentes aux politiques sociales (santé, protection sociale, droit du travail…). Pour le mouvement social, notamment syndical et politique, l’Europe sociale s’entend, au contraire, comme une tentative de rechercher une amélioration des conditions de travail et de vie, et la construction d’un modèle social avancé à l’échelle du continent, depuis les droits des travailleurs jusqu’au développement des services publics.

Un regard historique
La bonne compréhension de ce débat nécessite de déployer un regard historique rappelant l’appréhension effective de l’Europe sociale dans la construction institutionnelle européenne. Il apparaît alors clairement que l’Union européenne, dans ses fondements comme dans ses traités, n’envisage pas l’établissement d’une Europe des droits et du progrès social. Ainsi, si une démarche purement institutionnelle et légistique ne saurait satisfaire en elle-même l’objectif de transformation radicale de l’Union européenne permettant une organisation progressiste des droits sociaux à l’échelle continentale, la recherche de combats communs et de convergences internationales n’a jamais été autant nécessaire et ancrée dans la réalité économique et sociale du continent.

« La revendication sociale constituera un moyen de remettre en cause la construction européenne telle qu’elle existe. »

La question sociale a d’abord été largement ignorée par la construction européenne avant d’être façonnée dans la continuité d’une intégration économique et politique toujours plus importante de l’UE.
L’Union européenne plonge ses racines dans la volonté de reconstruire et de permettre l’expansion du capitalisme européen dans l’après-Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait alors de permettre le développement des grands groupes industriels du continent au-delà de leur marché national et d’assurer leur approvisionnement en énergie et en intrants clés. Pour ce faire, à la suite des traités CECA et Euratom, le traité de Rome de 1957 installe une union douanière puis, à partir de 1969, un marché intérieur garantissant la liberté de circulation des acteurs économiques et l’ouverture des économies nationales.
Dans ce cadre, hormis quelques objectifs affichés, l’article 119 du traité de Rome proclame, par exemple, l’égalité de rémunération entre travailleurs masculins et féminins, aucune disposition contraignante ou politique spécifique n'est dédiée aux droits sociaux. La politique sociale demeure loin des préoccupations des institutions européennes et, surtout, reste une compétence exclusivement nationale.

« Pour une organisation progressiste des droits sociaux à l’échelle continentale, la recherche de combats communs et de convergences internationales n’a jamais été autant nécessaire et ancrée dans la réalité économique et sociale du continent. »

Trois facteurs vont, cependant, remettre la question sociale au cœur des débats relatifs à l’Union européenne. Ce retour est d’abord le fait de la crise économique qui s’ouvre au début des années 1970. La longue phase de déflation qui s'ensuivit fragilisa les sociétés européennes et contraignit les institutions communautaires à établir un timide, et juridiquement non contraignant, programme d’action sociale. Elle favorisa ensuite le développement des fonds structurels destinés à compenser, et surtout à accompagner, le phénomène de désindustrialisation du continent.
L’émergence de la thématique de l’Europe sociale est, ensuite, la conséquence des évolutions internes de la construction européenne. Avec les élargissements successifs, l’union fut confrontée à des modèles sociaux disparates et particulièrement à des conditions salariales inégales encourageant le dumping social. Surtout, le tournant des années 1990 marqua un approfondissement sans précédent de l’Union européenne qui se cristallisa avec l’entrée en vigueur du traité de Maastricht en 1993 et qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Elle conduisit à un rapprochement et à un entrelacement des politiques économiques, sociales et budgétaires inédit, qui ne put plus tenir complètement à l’écart la question sociale. Dans ce contexte, celle-ci s’inscrivit de deux manières dans les institutions européennes.

« La subordination des droits sociaux aux mécanismes de marché est ainsi inhérente au fonctionnement même de l’Union européenne.  »

Pour répondre aux demandes pressantes des citoyens européens, plusieurs initiatives, particulièrement symboliques, furent mobilisées. Une « charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs » est adoptée en 1989, mais ne contient aucun effet direct ni contraignant, à l’image des recommandations de l’Organisation internationale du travail. À partir du lancement de la stratégie de Lisbonne, en 2000, le recours à « la méthode ouverte de coordination » permet de favoriser les échanges et le développement d’orientations communes dans les domaines sociaux, sans grand résultat.
Plus significatif est l’intégration progressive des questions sociales aux différents traités, et particulièrement dans ceux de Nice (2001) puis de Lisbonne (2009). Au titre de l’article 48 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), le vote à majorité qualifiée, donc sans possibilité de veto par un État membre, prévaut pour la santé et la sécurité au travail, les conditions de travail, l’information et la consultation des travailleurs, l’intégration des personnes exclues du marché du travail, l’égalité entre les femmes et les hommes (égalité des chances sur le marché du travail et égalité de traitement dans le travail), les mesures relatives aux prestations sociales des travailleurs migrants. Dans l’ensemble de ces domaines, l’Union européenne est ainsi habilitée à prendre des initiatives législatives, qu’il s’agisse de règlements, directement applicables dans les États membres, ou de directives, qui sont transposées et adaptées par une loi nationale.
Ainsi, du fait de l’évolution de la construction européenne, le problème de l’Europe sociale ne réside pas dans l’absence de compétences attribuées aux institutions prévues par les traités, commission – en charge de l’initiative –, parlement et représentants des États membres – colégislateurs. Bien au contraire, la difficulté principale tient au modelage des droits par les traités européens. Les droits sociaux fondamentaux sont en effet, dans l’Union européenne, pensés comme des accessoires à la construction du marché unique. C’est, selon la jurisprudence européenne, parce qu’ils font usage de leur liberté de circulation que les travailleurs peuvent, au titre de l’article 45 du TFUE, bénéficier des droits attachés à leur statut. Dès lors, les droits sociaux vont être considérés comme adaptables, modulables et nécessairement soumis au bon fonctionnement des libertés économiques prévues par les traités, dont la commission est garante.

Supériorité des libertés économiques vis-à-vis des droits sociaux
C’est à ce titre que dans trois affaires retentissantes – Laval, Viking et Rüffert –, la cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a pu juger que, du fait de la supériorité des libertés économiques vis-à-vis des droits sociaux, une grève menaçant la libre prestation de services ou d’établissement devait être écartée, même quand celle-ci avait pour objet d’assurer un salaire identique à des travailleurs issus de différents États membres. C’est toujours afin de permettre le bon déploiement des flux économiques que, dans la récente affaire Dobersberger, la CJUE a refusé d’appliquer la loi la plus favorable à des cheminots partageant leur temps de travail entre l’Autriche et la Hongrie. Toujours de la même manière, la cour a pu réserver l’octroi de certaines prestations sociales à des Européens bénéficiant, dans l’État d’accueil, du statut de travailleur, en excluant les autres catégories de la population.

« L’Union européenne plonge ses racines dans la volonté de reconstruire et de permettre l’expansion du capitalisme européen dans l’après-Seconde Guerre mondiale. »

La subordination des droits sociaux aux mécanismes de marché est ainsi inhérente au fonctionnement même de l’Union européenne. Ceux-ci sont modelés au regard des besoins nécessaires aux libertés d’établissement, de services et de circulation des travailleurs. Dans ce cadre, il paraît bien illusoire de vouloir bâtir une « Europe sociale », simplement à partir des compétences dévolues aux institutions européennes.

Nécessité d’un rapport de force
Il n’en demeure pas moins que l’établissement de droits sociaux à l’échelle continentale est aujourd’hui rendu nécessaire par l’interpénétration capitalistique et productive à l’échelle européenne. Aucune des grandes entreprises européennes ne se limite à son État d’origine, les chaînes de valeur s’internationalisent, les salariés de différentes nationalités se côtoient et sont mis en concurrence. Comme pour la fiscalité, l’environnement ou encore la régulation du numérique, les droits sociaux doivent aujourd’hui être pensés dans le cadre de la mondialisation, et l’Europe constitue une première étape logique. Comme Marx le faisait remarquer, dans sa Misère de la philosophie, ceux qui renvoient à un âge d’or historique, à un stade de production antérieur, se trompent d’approche et ne pensent pas leur moment politique. Tel était le cas de Proudhon vantant le petit atelier à l’heure de la révolution industrielle. Tel est le cas de ceux qui défendent un consensus social purement national dans un monde internationalisé, ou un capitalisme national contre un capitalisme européen.
On objectera que les syndicats, malgré leur organisation internationale et européenne croissante, demeurent nationaux, que les luttes sociales sont d’abord motivées et organisées à l’échelle des pays, de même que les organisations politiques. Ces phénomènes sont indéniables, même si des années d’interpénétration économique ont habitué les travailleurs à se côtoyer par-delà les frontières.
Surtout, cette situation n’est pas rédhibitoire. Les organisations d’agriculteurs l’ont montré, de même que les dockers qui sont parvenus à éviter la libéralisation de leur statut en Europe. Pourquoi ? Parce qu’ils ont réussi à installer un rapport de force nécessaire au travers d’une organisation paneuropéenne. C’est au travers de telles approches qu’il est possible de dépasser la conception, étroite et modelée aux regards des exigences de marché, des droits sociaux en Europe, tout en répondant à une exigence importante. Ce faisant, la revendication sociale constituera un moyen de remettre en cause la construction européenne telle qu’elle existe.

Alexis Coskun est juriste. Il est docteur en droit européen de l'université de Strasbourg.

Cause commune n° 38 • mars/avril/mai 2024