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Il est courant aujourd’hui pour discréditer un discours de l’assimiler à une « théorie du complot ». Pourtant, s’il n’existe certainement pas un tel « complot » mondial tirant toutes les ficelles, cela ne signifie pas l’inexistence pour autant de lieux bien tangibles permettant aux membres des classes dominantes de se coordonner pour préserver, voire renforcer, un ordre du monde favorable à leurs intérêts.

 

Ainsi, information peu relayée par les journalistes dans la profusion de sujets qui lui ont été consacrés : Emmanuel Macron a été l’invité du groupe Bilderberg en 2014 entre son départ du secrétariat général de l’Élysée et sa nomination comme ministre de l’économie. Or le groupe Bilderberg est une instance informelle de coordination des intérêts de l’oligarchie qui a bien compris, après la Seconde Guerre mondiale, que la lutte contre le communisme se mènerait beaucoup mieux dans le secret et l’opacité d’institutions non contrôlées par les peuples.

Bilderberg et La Trilatérale

La conférence annuelle de Bilderberg fut en effet créée en 1954 pour resserrer les liens entre les États-Unis et l’Europe, dans le but explicite de coordonner la lutte contre un certain anti américanisme, particulièrement vivace dans les milieux intellectuels, en cette période de guerre froide qui opposait les pays capitalistes occidentaux à ceux, communistes, de l’Europe de l’Est et de la Chine.
Guy Mollet, secrétaire général de la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO) et futur président du Conseil, collabora à la mise en place de cette instance informelle aux côtés du prince Bernhard des Pays-Bas et de David Rockefeller, grande figure de proue du capitalisme américain. Bilderberg réunit chaque année les personnalités les plus influentes de tous les secteurs de l’activité économique et politique. La Trilatérale, une fondation de droit néerlandais, est ensuite créée en 1973 par le même David Rockefeller pour que les élites des États-Unis, de l’Europe de l’Ouest et du Japon puissent se concerter dans l’orientation néolibérale du monde capitaliste. La section française de la Trilatérale fut, elle, créée par Paul Delouvrier, un haut fonctionnaire qui œuvra au commissariat au Plan dans l’équipe de Jean Monnet, dont le chef de cabinet Georges Berthoin créera la section européenne de la Trilatérale qu’il présidera pendant près de vingt ans. Jean Monnet était un proche d’André Meyer de la banque Lazard, lui-même intime de David Rockefeller.

La construction européenne est marquée du sceau de sa proximité avec la Trilatérale. En novembre 2011, Lucas Papademos et Mario Monti, qui ont pris à six jours d’intervalle le pouvoir en Grèce et en Italie, étaient tous deux membres de la Trilatérale. Mario Monti en était même à l’époque le président de la section européenne. Seuls les liens avec la banque américaine Goldman Sachs avaient été mentionnés, celle-ci étant d’ailleurs présente comme beaucoup d’autres groupes financiers dans la Trilatérale. Le sommet de la pyramide du pouvoir financier et économique constitue bel et bien une grande famille.

« Cette tambouille oligarchique dévoile avec cynisme que, désormais, c'est bien la synthèse des intérêts d'une oligarchie qui est à l'ordre du jour avec la dégradation des services publics au bénéfice des investissements privés. »


Toutes ces institutions, mises en place sous l’égide des États-Unis, ne se sont non seulement pas construites dans un processus démocratique mais elles ont même pour objectif explicite l’évidement de la démocratie. Élisabeth Guigou, ancienne ministre socialiste aux Affaires européennes, a déclaré, lors d’une session sur l’Europe dans une réunion de la Trilatérale en novembre 2008, qu’il fallait « sauver l’Europe de la tyrannie des référendums ». Ce qui a été confirmé par Jean-Claude Juncker en juillet 2015 après le succès du référendum organisé par le Premier ministre grec, Alexis Tsipras : « Il ne peut y avoir de choix démocratiques face aux traités », a-t-il fermement affirmé.

FMI, ONU, OMC, Commission européenne…

Le fonctionnement actuel de la classe dominante, dans les pays développés, a sa traduction dans les institutions mondialisées imposées aux peuples depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sous l’hégémonie des États-Unis. Dès la Libération, au cours de la conférence de Bretton-Woods, sont créés la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) qui ont tous deux leur siège à Washington. L’oligarchie transnationale intégrée, sous domination américaine, a créé d’autres institutions qui ne sont jamais passées devant les urnes de la démocratie, comme l’Organisation des nations unies (ONU) et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) basées à Genève en Suisse. C’est dans un autre paradis fiscal, le Luxembourg, que d’importantes institutions européennes sont, quant à elles, installées. Cela n’est en rien dû au hasard. Pour mettre en place l’Europe néolibérale et son projet de neutralisation des États nations, le signal a donc été lancé par l’installation des institutions de cette gouvernance antidémocratique dans les paradis fiscaux, bancaires et judiciaires. C’est la construction de l’avenir d’une humanité soumise à l’opacité totale des décisions prises hors sol dans des conciliabules secrets entre les puissants de toutes sortes. La démocratie est ainsi laminée par des normes, des traités, des directives, des règlements ou des arrêtés dans une logique normative conçue pour sidérer et soumettre les peuples à un pouvoir technocratique sans contrôle.

« Le sommet de la pyramide du pouvoir financier et économique constitue bel et bien une grande famille. »

 

Les socialistes français dans la mondialisation néolibérale

Jacques Delors, délégué national du Parti socialiste pour les relations économiques internationales (1976-1981), a été nommé président de la Commission européenne (1985-1994) après avoir été ministre de l’Économie et des Finances du gouvernement de Pierre Mauroy de 1981 à 1985, sous la présidence de François Mitterrand. Son directeur de cabinet était alors Pascal Lamy, inspecteur général des finances après son passage à HEC, Sciences-po et l’ENA. Ils ont élaboré ensemble la directive de 1988 sur la libéralisation des mouvements de capitaux à l’intérieur de l’Europe. De 2005 à 2013, Pascal Lamy, pour qui « l’ouverture des marchés et la réduction des obstacles au commerce ont été, restent et resteront essentielles », fut président de l’OMC. La fonction de directeur général du FMI fut occupée pendant treize ans (1987-2000) par Michel Camdessus, haut fonctionnaire proche du Parti socialiste. Dominique Strauss-Kahn a dû écourter sa fonction de directeur général du FMI en 2011 à cause d’un procès retentissant.

L’oligarchie libérale est ainsi faite que, depuis le tournant de 1983 au cours duquel les élites du Parti socialiste ont assumé leur « modernité », c’est-à-dire leur adhésion au libéralisme, elle peut défendre ses intérêts en faisant jouer l’alternance entre la droite et la gauche. Aujourd’hui Emmanuel Macron, jeune banquier de chez Rothschild puis ministre sous François Hollande, s’est fait élire président de la République en niant ce clivage politique et en constituant un gouvernement avec un Premier ministre de la droite conservatrice et des ministres socialistes et du centre. Cette tambouille oligarchique dévoile avec cynisme que, désormais, c’est bien la synthèse des intérêts d’une oligarchie qui est à l’ordre du jour avec la dégradation des services publics au bénéfice des investissements privés.

Le rôle des députés sera réduit et les premières ordonnances présidentielles seront mises en œuvre pour le démantèlement du code du travail, des droits sociaux, afin d’aggraver l’exploitation des travailleurs et de satisfaire la gourmandise insatiable des actionnaires. Une régression sociale qui n’est rien d’autre que la réalisation de l’agenda d’une oligarchie aux intérêts aujourd’hui mondialisés. Il ne s’agit pas pour autant de céder aux sirènes des « théories du complot » qui incitent surtout à la paranoïa et au repli sur soi, mais au contraire d’agir collectivement sur le plan politique, afin de faire primer la force du nombre sur celle du capital.

*Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon
sont sociologues. Ils sont directeurs de recherche honoraires au CNRS.