Par

« Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toute époque, les pensées dominantes, autrement dit la classe matériellement dominante de la société y est aussi la puissance spirituellement dominante » Marx et Engels, L'Idéologie allemande, Éditions sociales, 2012, p. 44 [traduction modifiée par l’auteur]

Ce propos souvent cité de Marx et d’Engels s’inscrit dans une théorisation de l’histoire qu’on peut schématiser ainsi : au communisme primitif des très anciennes formes de vie sociale a succédé il y a plus de cinq mille ans, par suite du développement des forces productives, l’ère des sociétés de classes caractérisées par le passage à l’appropriation privée des moyens de production, donc au clivage social entre classes possédantes – de ce fait dominantes – et classes travailleuses non possédantes – par suite, dominées : maîtres et esclaves dans l’esclavagisme antique, seigneurs et serfs dans le féodalisme médiéval, bourgeois et prolétaires dans la société capitaliste du monde contemporain.

 

Classe dominante et classe dominée

Aujourd’hui, plus encore qu’hier, la domination de classe tend à s’exercer dans tous les domaines de la vie sociale. Elle est en premier domination économique : la classe qui possède comme bien privé les moyens de production sociale pouvant imposer ses conditions à celle qui produit sans posséder – c’est ce qu’on vit journellement avec les licenciements boursiers, le management toyotiste, l’ubérisation sauvage. Elle se redouble en domination politique, c’est-à-dire en influence dirigeante dans l’État et ses stratégies, plus largement dans tous les moyens de pouvoir, de la justice à l’école – ce qu’on vit par exemple avec le dépeçage du code du travail selon les exigences du MEDEF et l’élection d’un président de la République formé par la grande banque. Et elle se complète d’une domination idéologique, qui va de la possession des grands moyens d’information et d’expression des idées à l’imposition de ses façons de penser comme norme sociale – un exemple criant en est l’officialisation de la formule « le coût du travail », qui substitue le langage de la comptabilité d’entreprise à la vérité des faits : le travail étant au contraire l’unique source sociale de la richesse, et spécialement celle des capitalistes.

 

« La malfaisance du capitalisme ne se résume plus à l’exploitation du travail – qui demeure –, elle concerne sous maints rapports le peuple entier, menace l’existence même d’une planète habitable et d’une humanité civilisée. »

 

À la classe dominante s’oppose toujours une classe dominée : une classe sociale n’est pas une réalité isolable, mais l’un des termes d’un rapport, et d’abord d’un rapport de production – l’activité humaine primordiale étant la constante reproduction des moyens de sa subsistance. Mais tout rapport a des aspects contradictoires, il est dialectique. Dominée par la bourgeoisie capitaliste, la classe ouvrière peut aussi faire valoir ses atouts de classe dominante potentielle, étant celle qui produit ce dont toute la société a sans cesse besoin – c’est ce que donne à voir l’action de grève. L’existence même d’une classe dominante comme la bourgeoisie capitaliste n’est possible que parce qu’existe en face une classe sans propriété sur les moyens de production, exploitée, dominée – la classe ouvrière –, mais les hommes et les femmes qui la composent n’en sont pas spontanément des membres conscients – c’est seulement une classe en soi, comme le prolétariat l’était aux débuts du XIXe siècle en Europe, et l’est encore dans maints pays peu développés. Prendre conscience de cette situation commune d’exploité, comprendre qu’elle n’est pas un immuable fait de nature mais un stade de l’histoire, s’organiser pour se battre et y mettre fin, élève la classe en soi en classe pour soi, acteur conscient du devenir humain. Cette longue métamorphose a été l’œuvre du mouvement ouvrier depuis deux siècles, à quoi a énormément contribué Marx en tirant au clair dans Le Capital (1867) le processus de l’exploitation capitaliste et en montrant qu’il est possible et nécessaire de sortir du capitalisme pour édifier une société sans classes, communiste.

 

« La classe ouvrière peut aussi faire valoir ses atouts de classe dominante potentielle, étant celle qui produit ce dont toute la société a sans cesse besoin – c’est ce que donne à voir l’action de grève. »

 

Sortir de la société de classes

Cent cinquante ans plus tard, vu tout ce qui a changé dans les réalités sociales et s’est passé dans l’histoire au XXe siècle, ces indications, sans cesse contestées par l’idéologie dominante, demeurent-elles cependant valables en leur fond ?

Dans l’ordre économique, en même temps que se généralisait la condition salariée, évolution potentiellement décisive pour sortir de la société de classes, se modifiait beaucoup le tableau des dominés dans un pays comme la France : fort développement d’autres catégories exploitées que celle des ouvriers – employés, techniciens, travailleurs « indépendants » –, diminuant le poids relatif d’un prolétariat industriel plus diversifié ; intenses efforts du grand patronat appuyé par les pouvoirs d’État pour démanteler les organisations combatives et déstabiliser la conscience de la classe ouvrière, qui l’ont dans une importante mesure fait régresser vers la classe en soi. Situation inédite dont une pensée dite « post marxiste » conclut qu’à l’analyse en termes de classes devrait se substituer une pensée du peuple où la visée communiste, supposée disqualifiée par l’histoire, serait à remplacer par un socialisme lui-même post-révolutionnaire, « populiste de gauche » (par exemple : Chantal Mouffe et Iñigo Errejón, Construire un peuple, éd. du Cerf, 2017 ; Jean-Luc Mélenchon, L’ère du peuple, Pluriel, 2016). Sont ici sous-estimées deux choses : que les dominants, eux, sont plus que jamais une agressive classe pour soi (Cf. cette déclaration du milliardaire états-unien Warren Buffett en 2005 : « Oui, il y a une guerre des classes, et c’est ma classe qui est en train de la gagner »), et que si, en face, l’état des choses est complexe, l’exploitation capitaliste y est plus que jamais féroce, de sorte qu’en sortir pour de bon est une nécessité urgente. L’analyse en termes de classes n’est donc pas à minorer mais au contraire à étendre. Car la malfaisance du capitalisme ne se résume plus à l’exploitation du travail – qui demeure –, elle concerne sous maints rapports le peuple entier, menace l’existence même d’une planète habitable et d’une humanité civilisée. La tâche est alors de concrétiser de façon inventive les possibilités de mouvements largement majoritaires visant à sortir de la société de classes, objectif incontournable, rendant sens actuel à la révolutionnaire visée marxienne du communisme.

 

« Le grand capital domine aussi d’autres couches bourgeoises et celle des actionnaires se surimpose à celle des gestionnaires, non sans de profondes tensions. »

 

Dans l’ordre politique aussi, bien des choses ont bougé depuis l’époque – celle de l’écrasement sanglant de la Commune de Paris – où Marx pouvait résumer le rôle de l’État de classe à sa fonction répressive, qui rendait mystificatrice toute autre idée de la révolution qu’insurrectionnelle. En développant les activités productives et en s’enracinant dans toute la vie sociale, la domination de la classe possédante se complexifie : le grand capital domine aussi d’autres couches bourgeoises et celle des actionnaires se surimpose à celle des gestionnaires, non sans de profondes tensions. L’État ne peut plus du tout être réduit à un instrument répressif de « la » classe dominante – bien que c’en soit toujours un aspect essentiel –, il est bien davantage un lieu spécifique de lutte des classes et fractions de classe, y compris des classes populaires, où s’élabore selon le rapport des forces la politique dominante. Pour une grande part, la domination des possédants y prend la forme d’une hégémonie politico-idéologique s’exerçant à la persuasion, rendant plus rare le rapport ouvert à la répression. D’où les apparences mystificatrices selon lesquelles suffiraient désormais les luttes électorales. Rien ne fera l’économie d’une stratégie de conquête du pouvoir par les forces populaires pour construire une société sans classes, c’est-à-dire une révolution. Mais beaucoup a changé dans ce qu’il y a lieu d’entendre et de faire sous ce nom. Pour l’essentiel il s’agit aujourd’hui, dans un pays comme la France, de ce que Gramsci appelait « guerre de positions », conquête persévérante d’une hégémonie politique et idéologique rendant inarrêtables des transformations sociales majeures formant processus. Énormément est à inventer et à faire vivre en pratique dans ce sens renouvelé de l’action communiste.



« Toute victoire politique passe nécessairement par le travail d’idées, l’explication et la perspective convaincantes. »

 

Un travail d’idées

Ce qui précède dit déjà l’importance capitale des luttes pour la domination idéologique. L’énorme élévation depuis un siècle du niveau général d’instruction et de culture est à la fois un présupposé essentiel du passage à une société où tous et toutes prendront leurs affaires en mains – c’est cela, une société communiste –, et la raison pour laquelle désormais toute victoire politique passe nécessairement par le travail d’idées, l’explication et la perspective convaincantes. Un atout majeur pour le combat communiste dans la France d’aujourd’hui est l’ampleur du travail théorique de haut niveau qui se fait sur et avec Marx – c’est ce qu’on lui oppose sous le nom de « post marxisme » qui est déjà vieilli. Il y a là un gage crucial de gain d’influence dominante possible pour une force politique sachant dire haut et fort pourquoi l’humanité va tragiquement dans le mur et comment la seule issue est d’engager dès maintenant le passage à une société sans classes en s’appuyant sur ce qui s’essaie de façon tâtonnante mais prometteuse en ce sens et en y participant systématiquement dans des formes neuves d’organisation. Ce qui implique de mettre haut la barre, en qualité comme en quantité, pour un travail de formation individuelle et collective étroitement lié au développement tous azimuts de l’initiative politique. Y contribuer davantage encore est ce qu’on souhaite chaleureusement à Cause commune. Comprise non comme point de doctrine figée mais comme source d’inspiration vivante, l’idée marxienne de classe dominante est donc toujours des plus opératoires.

 

*Lucien Sève est philosophe. Ancien élève de l'Ecole normale supérieure, il est agrégé de philosophie.