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Les enjeux de l’internationalisation sont indissociables de la reproduction des hiérarchies sociales dans les espaces nationaux. Les réseaux internationaux se superposent aux réseaux nationaux sans les remplacer : la direction des grands groupes reste solidement encastrée dans les structures nationales.

 

L’expansion internationale du capitalisme est loin d’être un phénomène nouveau : les grands capitaines d’industrie, les grandes familles de la haute finance ou du commerce ont développé de longue date leurs affaires à l’échelle mondiale. L’internationalisation du capital prend néanmoins des formes spécifiques depuis la mise en œuvre de programmes d’action politique et économique néolibéraux des années 1980. Avec la déréglementation des marchés financiers, la circulation internationale des capitaux et l’emprise de la finance sur l’activité économique n’ont cessé de s’accroître. La structure de propriété du capital est désormais très fortement internationalisée : fin 2016, 45 % des capitaux du CAC 40 sont détenus par des non-résidents.

Quel est l’effet de cette mondialisation accélérée du capital sur les groupes sociaux qui le possèdent et qui le gèrent ? À l’heure de la globalisation financière, qui sont aujourd’hui les propriétaires des moyens de production ? Peut-on parler d’une domination d’une nouvelle classe internationale qui supplanterait les classes possédantes « traditionnelles » ?

Tout un ensemble d’institutions attestent de la consolidation d’espaces de pouvoirs internationaux, ce qui conduit à analyser les conditions restrictives d’accès à ces groupes dominants, dont on montrera pourtant qu’ils sont loin d’ébranler les structures nationales du pouvoir.

L’internationale du pouvoir : organisations formelles et réseaux informels

À côté et parallèlement au travail des grandes bureaucraties internationales, comme celles de l’ONU ou de la Banque mondiale, de multiples réunions ou sommets internationaux manifestent bien les contours des réseaux de pouvoirs mondiaux, réunissant dirigeants économiques et décideurs politiques des pays les plus puissants. Le plus connu est le World Economic Forum de Davos fondé au début des années 1970, où se retrouvent, tous les ans au mois de février, en Suisse, plus de 2 000 participants qui « se rassemblent pour définir l’agenda mondial ».

D’autres institutions, moins visibles, sont néanmoins très efficaces. À Bruxelles des réseaux d’experts, de conseils et de bureaux d’études représentent, auprès des institutions européennes, les intérêts des milieux d’affaires internationaux. La Table ronde des industriels européens (European Roundtable) réunit depuis 1983 de façon informelle les dirigeants de 45 entreprises européennes de taille mondiale pour exprimer « les attentes patronales à l’égard des institutions européennes ». Le Dialogue sur le commerce transatlantique est né en 1995 d’une initiative commune de la Commission européenne et du département américain du commerce pour « faire participer les dirigeants du secteur privé aux discussions concernant les priorités en matière de politique économique internationale ».

Le groupe Bilderberg est l’un des plus anciens clubs internationaux et l’un des plus fermé. La première réunion du groupe qui réunit politiciens, militaires, banquiers, dirigeants industriels s’est tenue à l’hôpital Bilderberg à Oosterbeek aux Pays-Bas en 1954. Depuis, une centaine de représentants de l’élite mondiale des pays les plus riches se rencontrent annuellement au printemps, à titre privé, sous l’égide du groupe qui fonctionne, selon l’un de ses participants, comme un « groupe d’amis que l’on peut approcher à tout moment même s’ils ne sont pas d’accord sur tout » (G. Geuens, Tous pouvoirs confondus  État, capital et médias à l’ère de la mondialisation, EPO, 2003).

 

« Ainsi, les plus hauts postes de pouvoir dans les plus grandes entreprises sont toujours détenus massivement par des nationaux, formés, sélectionnés et consacrés selon les procédures les plus nationales. »

 

Des ressources internationales multiples

Ces institutions et réseaux internationaux de pouvoir sont des instruments puissants de consolidation des liens entre des représentants des classes dominantes de différents pays et de différents secteurs d’activité. Ils contribuent à la cooptation des fractions les plus cosmopolites des bourgeoisies nationales, qui occupent des positions stratégiques dans les entreprises ou les organisations multinationales, dans les groupes financiers, les cabinets de conseils et les industries juridiques travaillant à l’échelle mondiale. Le plurilinguisme, l’expérience de la vie et du travail dans plusieurs pays, l’insertion dans des cercles d’affaires internationaux, l’organisation de sa carrière à l’échelle internationale ou encore les propriétés détenues dans différents pays sont des atouts qui sont systématiquement cultivés et entretenus dans ce petit groupe. La dispersion géographique de la famille, le cosmopolitisme des amitiés tissées au fur et à mesure des déplacements définissent les traits d’un style de vie véritablement international. On peut ainsi définir un capital international, fait d’une sorte d’alchimie des dimensions professionnelle, sociale, culturelles, symboliques de la connaissance de l’étranger, qui trouve de plus en plus à se valoriser dans le champ mondialisé des grandes entreprises et du pouvoir, et qui est systématiquement transmis familialement par le recours à des écoles internationales ou à des voyages éducatifs. Les dirigeants et les grands patrons se définissent comme des hérauts de la mondialisation. Leurs affaires, leurs réseaux, leur mode de vie se déploient aujourd’hui à l’échelle mondiale.

Les structures nationales du pouvoir économique

On ne peut pas pour autant parler d’une nouvelle classe dominante qui viendrait supplanter les anciennes bourgeoisies. Il faut en effet rappeler la force persistante des vieilles familles des affaires qui n’ont pas attendu la période récente pour s’internationaliser. Les discours sur la domination de nouveaux acteurs financiers résistent mal à l’examen des modes de direction des grandes entreprises. Les représentants familiaux conservent la main quand il s’agit de désigner, coopter et nommer les directeurs exécutifs ou les administrateurs « indépendants ». Les structures du pouvoir économique restent très nationales. Ainsi, les plus hauts postes de pouvoir dans les plus grandes entreprises sont toujours détenus massivement par des nationaux, formés, sélectionnés et consacrés selon les procédures les plus nationales (Michael Hartmann, « Internationalisation et spécificités nationales des élites économiques », Actes de la recherche en sciences sociales n° 190).

En France, plus de la moitié des P.-D.G. des 100 plus grandes entreprises sont diplômés de l’ENA, de l’école polytechnique ou d’HEC. L’interpénétration des familles des affaires et de la haute fonction publique est une caractéristique centrale du monde du pouvoir en France, ce qui explique sa force de résistance à une simple importation de principes d’excellence internationaux. Les filières d’accès aux plus hautes fonctions sont tout aussi nationales dans d’autres pays. Michael Hartmann montre que les étrangers sont quasiment absents chez les dirigeants des plus grosses entreprises en Allemagne, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Italie, en Espagne, en Chine et au Japon : dans chacun de ces pays, ce sont d’abord des institutions d’élites nationales qui forment au pouvoir économique.

Comme le confirment d’autres enquêtes sur les participations croisées aux conseils d’administration des plus grandes entreprises, les réseaux internationaux se superposent aux réseaux nationaux sans les remplacer : la direction des grands groupes reste solidement encastrée dans les structures nationales.

La mondialisation des espaces de pouvoir engage des compétences sociales et culturelles plus particulièrement préparées par les éducations bourgeoisies, et c’est là un des facteurs de la fermeture sociale des univers sociaux internationaux. Les enjeux de l’internationalisation sont indissociables de la reproduction des hiérarchies sociales dans les espaces nationaux.

Cela ne signifie pas pour autant qu’on assiste à l’institutionnalisation d’une nouvelle classe dominante qui serait homogène d’un pays à l’autre. Au sein des groupes internationaux de dirigeants, les références nationales restent importantes tant dans les modes de formation que dans les pratiques sociales.

Il faut alors poser en d’autres termes la question des effets de la mondialisation sur les classes dominantes. C’est l’articulation des systèmes de pouvoir nationaux et internationaux qui fonde l’efficacité des investissements internationaux. Les dominants savent jouer entre les différents échelons nationaux et internationaux du pouvoir. C’est dans la possibilité de choisir, en fonction de leur rentabilité sociale, tantôt la mobilité tantôt la stabilité, à mettre en avant tantôt leur cosmopolitisme tantôt au contraire leur enracinement et leur respectabilité nationale que réside leur pouvoir dans la mondialisation.

Le passage d’un espace à l’autre permet un étoffement constant du carnet d’adresses et un accroissement du crédit. C’est aussi ce cumul de positions qui rend possible la division du travail de domination, selon Pierre Bourdieu, et consolide l’intégration internationale des dominants au-delà de leur hétérogénéité.

*Anne-Catherine Wagner est sociologue. Elle est maître de conférences en sociologie à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne.