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Depuis plusieurs années le pluralisme est menacé, et l’unanimisme apparent pour soutenir la nouvelle dose de potion libérale trouve sans aucun doute ses causes dans l’illusion et la confusion entre mythe et réalité qui opèrent aux sommets de l’État.

L’approche économique « standard »

L’approche économique dominante, que l’on qualifiera ici de « standard », aujourd’hui majoritairement enseignée dans les universités et les écoles du pouvoir irrigue aussi largement les décisions politiques. Peuplée d’individus rationnels et de marchés « parfaits », elle évacue les rapports sociaux et donc les classes. Ce faisant, certains la critiquent pour son irréalisme et car elle ferait le jeu des classes dominantes. Si ce dernier point n’est pas faux, ne serait-ce que parce qu’elle les rend invisibles, la première touche en revanche à côté. Car le principal enjeu ne réside pas dans l’existence de cette approche dominante que dans sa position hégémonique et l’absence de pluralisme, qui risque moins de profiter aux classes dominantes que de menacer la société dans son ensemble.

La théorie standard s’est donc élaborée au mitan du dix-neuvième siècle, en rupture avec l’approche dite classique, celle d’Adam Smith, qui reliait deux dimensions : la logique marchande et celle d’une production fondée sur l’articulation de trois classes productives : les travailleurs vivant de leur salaire ; les détenteurs de capitaux vivant de leur profit et les propriétaires terriens vivant de leur rente. Cette approche a été jugée trop imprécise, circonstancielle et sociale – surtout après que Marx en a révélé le potentiel critique en soulignant la divergence d’intérêts structurelle entre travailleurs et capitalistes. L’approche standard a souhaité rompre avec une représentation du fonctionnement de l’économie ancrée dans l’histoire et la société, afin de pouvoir découvrir et démontrer l’existence de « lois » économiques « naturelles ».

La loi de l’offre et de la demande, l’échec d’un pari

Un pari sensé : s’il existe en effet de telles lois, telle la fameuse « loi de l’offre et de la demande », le chercheur se doit de se donner les moyens de les mettre en évidence. Comme Galilée avec la loi du mouvement ou Newton avec celle de la chute des corps, il doit alors faire abstraction de tout ce qui est contingent : le vent, les frottements, la température… On doit se mettre en condition de laboratoire pour identifier une relation de causalité qui soit vraie partout et de tout temps. L’économie standard a fait le pari d’appliquer cette méthode expérimentale aux relations de production et consommation. Elle a testé l’idée selon laquelle il existerait deux invariants qui caractérisent ces relations : un homo œconomicus rationnel et « égoïste » qui cherche uniquement à tirer le maximum de satisfaction possible de la situation (on dit qu’il maximise son intérêt sous contrainte de ses revenus) et un univers de marché lui aussi simplifié : tout bien est une « marchandise bien définie » et tout à un prix concurrentiel et connu d’avance. L’idée est que dans ce cadre simplifié, on peut isoler ce qui fait vraiment le cœur de l’économie : les relations de marché entre individus formellement identiques et égaux qui par négociations successives arrivent à un équilibre, grâce à la flexibilité du système de marché, dans lequel tout le monde atteint son « maximum » de satisfaction possible. Y parvenir permettrait de libérer les humains de toute une série de conflits d’appropriation « inutiles » : créons un marché et par le jeu des prix et leur goût pour l’échange ils vont s’accorder et atteindre un « optimum de satisfaction », y compris en négociant le partage de leur temps entre travail et loisir. Dans cette version de l’analyse économique, il n’y a ni conflit, ni rapport de force, ni lieu, ni temps, ni histoire, ce qui est assumé et volontaire puisque le but est de découvrir et formuler une loi universelle.

« L’approche standard a souhaité rompre avec une représentation du fonctionnement de l’économie ancrée dans l’histoire et la société, afin de pouvoir découvrir et démontrer l’existence de “lois” économiques “naturelles”. »

Le problème est que cette loi n’a jamais été découverte : on sait depuis le début des années 1970 que ce pari a échoué. Le fonctionnement de l’interaction individu-marché s’avère en pratique totalement imprévisible. Ce paradigme a certes produit des résultats forts : on peut décrire un équilibre et montrer qu’il serait optimal, mais le problème est qu’on ne peut pas montrer que cet équilibre émerge spontanément par une sorte de mécanique céleste (la fameuse « main invisible »). Ce résultat, décevant, fait consensus chez les économistes. De même qu’il existe un relatif consensus sur le fait que ce cadre d’analyse n’a jamais été conçu pour « décrire » la réalité. C’est une abstraction volontaire qui visait à découvrir une loi. Nous avons donc là la source de deux difficultés pour les observateurs qui cherchent à comprendre comment l’économie fonctionne : ils croient souvent à tort que l’on a prouvé que la loi de l’offre et de la demande existe, et que l’économie standard décrit le fonctionnement réel de l’économie. Or ces deux erreurs sont lourdes de conséquence car elles amènent les faux savants à recommander l’extension des marchés et de la concurrence dans l’intérêt « général ».

L’économie, une science sociale

Alors peut-on dédouaner les économistes de ces dérives ? Pas tout à fait, car il leur incombe de veilleur au maintien d’un pluralisme des idées prévenant ce genre de confusion, ce qu’ils ne font pas. Il existe en effet, là aussi depuis le mitan du dix-neuvième, une autre tradition d’analyse qui, de Marx à Keynes, en passant par Polanyi ou Galbraith revendique l’idée que l’économie est une science sociale qui ne peut faire abstraction des conditions de production, des inégalités de position et des tensions et conflits entre acteurs. Karl Polanyi en fait, dans les années d’après-guerre, une description frappante et profonde : la terre, le travail, la monnaie de crédit (disons, le capital) ne sont pas des « marchandises ». Car une marchandise est créée en vue d’être vendue, or l’univers n’a pas été créé en vue d’alimenter les pompes à essence de Total ou Shell, les êtres humains ne font pas des enfants en vue de vendre leur force de travail, la banque centrale ne produit (normalement) pas des possibilités de crédits en vue d’alimenter les marchés financiers. Pourtant, nous parlons tous les jours du « marché des ressources naturelles », du « marché du travail » et du « marché financier ». Polanyi propose une analyse éclairante de ce paradoxe : ce sont là des « mythes nécessaires » à notre mode de production. Sans eux le capitalisme ne peut pas fonctionner. La spécificité de ce mode de production est qu’il requiert une fiction sociale collective : faire « comme si » le travail, la nature, la monnaie étaient des marchandises… tout en sachant que ce n’est pas « véritablement » le cas. Cette fiction il faut l’instrumenter : pour que tout cela « tienne » (et les sociétés humaines quelles qu’elles soient reposent d’ailleurs sur des fictions et des mythes ainsi consolidés) il faut donc un « droit du travail », un « droit de la terre » (que l’on dirait aujourd’hui écologique), un « droit financier » qui fixent les règles dans lesquelles cette fiction peut tenir.


« Les individus qui, dans un capitalisme non régulé, sont constamment renvoyés au marché, à la nécessité de la performance, à la compétition, finissent par ne plus pouvoir “faire société”. »

Si l’on oublie la nécessité de ces règles collectives et que l’on prend la fiction pour le réel, que se passe-t-il ? Des convulsions terribles, car le réel ne se laisse pas ainsi déformer sans réaction : la violence du rapport salarial se fait jour sous la fiction de la marchandise travail, les limites naturelles se rappellent à nous de diverses manières aujourd’hui bien visibles, les cours de bourse fluctuent sans cesse, déséquilibrant toute l’activité économique… Et finalement, une crise sociale se fait jour avec l’envahissement de la vie sociale par la rationalité instrumentale de l’homo oeconomicus. Les individus qui, dans un capitalisme non régulé, sont constamment renvoyés au marché, à la nécessité de la performance, à la compétition, finissent par ne plus pouvoir « faire société ».

« Celui qui n’agissait pas par intérêt était considéré comme un fou » nous dit Polanyi décrivant une société (celle des années 1930) ayant oublié de « tenir » ses mythes marchands. Les tensions tournent alors désespérément à la recherche d’une totalité sociale pour « refaire société » : par le sang, la race, la mère nation. Pour Polanyi, les différentes formes de totalitarisme prospèrent sur cette réaction de la société à sa désorganisation. Le libéralisme débridé mène au totalitarisme par oubli de la nécessité de réguler les relations entre les classes sociales. Le marché ne gère en aucun cas l’arrière-plan du mythe. Il peut avoir son efficacité allocative, mais il ne peut être « la solution » collective et spontanée à la question de la production/répartition des ressources.

« Confondre l’économie réelle et ce qu’en raconte la “théorie standard” nous fait courir un risque immense : celui de l’effondrement social. »

Le risque de l’effondrement social

Or, lorsque les « observateurs » politiques et médiatiques confondent le réel avec l’univers fictif de la théorie standard, ils tombent précisément dans le piège que signale Polanyi. C’est pourquoi confondre l’économie réelle et ce qu’en raconte la « théorie standard » nous fait courir un risque immense : celui de l’effondrement social. Ce n’est pas tant là la théorie standard qui est fautive que son usage irréfléchi. Pour éviter cette maladie des sociétés marchandes et la gangrène fasciste qui nous menace, un antidote essentiel est le pluralisme des idées et des théories économiques. En effet, tant que les économistes proposent des visions différentes, le débat existe, et la confusion entre mythe et réalité ne se produit pas. En ce sens la pluralité des idées économiques est un bien commun qu’il nous faut absolument préserver.

Depuis plusieurs années ce pluralisme est menacé, et l’unanimisme apparent pour soutenir la nouvelle dose de potion libérale trouve sans aucun doute ses causes dans l’illusion et la confusion entre mythe et réalité qui opèrent aux sommets de l’État. L’absence complète de pluralisme intellectuel dans la formation des élites à la compréhension de l’économie qu’ils prétendent gérer et leur enfermement inconscient dans le monde imaginaire de l’économie standard devenue trop dominante est ainsi à l’origine de nombre d’erreurs de jugement. Le fait qu’elles ne desservent pas les intérêts établis leur permet de perdurer, même si elles portent en elles le germe de l’effondrement généralisé. Il nous faut du pluralisme en économie, ce n’est pas là une nécessité pour les seuls économistes mais un enjeu politique et social majeur.

*Nicolas Postel est professeur d’économie à l’université de Lille 1. Il est vice-président de l’Association française d’économie politique (AFEP).