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James Sacré, né en 1939, est issu d’une famille nombreuse paysanne du sud de la Vendée, et passe son enfance dans une ferme (pratiquant d’abord la polyculture puis une culture intensive du tabac). C’est une expérience fondatrice, et tout au long de ses textes courent à la fois des souvenirs de cette enfance et une réflexion sur la condition paysanne : ce « passé paysan » qu’il tient à porter, même s’il est conscient qu’on peut lui reprocher un vieux « fonds paysan réac », nous dit-il lui-même en se moquant.
Il entre à l’École normale. Sa voie (qui a semblé tracée vers l’enseignement agricole) bifurque lorsqu’il rencontre et épouse une Américaine, et part vivre avec elle aux états-Unis, après avoir entamé un cursus de lettres à l’université. À partir de 1972 et jusqu’à sa retraite il vivra et enseignera la langue et la littérature françaises dans le Massachusetts.

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Si son œuvre, très abondante, est marquée par ce long séjour aux Etats-Unis et ses nombreux voyages, notamment au Maghreb, elle reste travaillée par un parler paysan, avec des bribes du patois poitevin pratiqué quand il était enfant, qui bouscule le « bon » français. Sa poésie est immédiatement reconnaissable à ces structures bancales du langage populaire (« les phrases de plus ou moins le français/parlé qu’on dirait simple/en fait pas mal maniéré/avec les choses les gestes des gens qu’on aime ça/s’en va »). Un lyrisme discret s’y exprime, retenu, même dans Une petite fille silencieuse, recueil consacré à la mort de sa fille. D’incessantes interrogations sur leurs motifs, leur langue, leur rythme, parcourent aussi tous ses textes, où rien n’est jamais affirmé sans être aussitôt repris, nuancé, mis en doute.
Cette poésie s’insinue en nous comme un « savant murmure », selon les mots d’un autre poète, Olivier Barbarant.
Katherine L. Battaiellie

ça consistait en quelques meubles pas forcément
pratiques
des vieux calendriers à côté d’où on met le peigne et
la brosse
rien de particulièrement drôle d’avoir comme ça vécu
avec pas grand-chose (le poste qu’on écoute en
mangeant et des fourchettes en aluminium une
dernière cuillère en fer)
maison de ferme qui ressemble quand même à un
bonheur
est-ce que ça l’est encore dans cette nouvelle demeure
mal bourgeoise au Massachusetts ?
Comment est-ce qu’on voit si on est heureux ?

Quelque chose de mal raconté


Ce que j’ai dit quand j’ai voulu parler de mon père
je comprends bien que c’est comme presque un peu
faux
pareil avec le sourire bonheur et niaiserie de ma
mère
dans un temps qui est de l’espace retrouvé semble-t-il
l’odeur des buissons (petits sureaux, sauge bleue)
le quadrillage en couleurs de la campagne
c’est une rencontre de souvenirs peut-être inventés
avec le présent mal précis
qui paraît
ça bouge (mais c’est quand même plaisant comme on
dit, plaisir et dérision ensemble)
dans le langage et les yeux qu’on mélange.

Figures qui bougent un peu


Vouloir écrire comme pour mieux s’égarer
à dire ce que c’est peut-être un paysan
les vieux outils encore une saison les paletots défaits
sourire et misères quel paysan ?
est-ce qu’un poème en peut dire quelque chose sauf
que justement c’est la même simple et compliquée
musique humaine
qui s’en va elle s’en va
à travers seulement des couleurs des cris
le silence des façons d’être particulières ça s’en va
ça n’en finit pas d’être à nouveau la musique partout
du monde
si même bientôt on n’entend plus rien.

Quelque chose de mal raconté

Figures qui bougent un peu et autres poèmes, Gallimard, 2016.
Cette édition rassemble trois recueils : Figures qui bougent un peu, Quelque chose de mal raconté et Une petite fille silencieuse.

Cause commune n° 3 - janvier/février 2018