Par

« La fusion du mouvement ouvrier et du socialisme », voilà comment Lénine concevait le parti révolutionnaire. Focalisés sur la question de la « forme parti », les débats contemporains ont tendance à occulter deux autres questions centrales posées par Lénine en son temps : celle de la composition de classe et celle de la théorie.

 

Soit le hors-série de L’Humanité, consacré à la révolution d’Octobre. En couverture, un Lénine déterminé, guidant prolétaires et peuples coloniaux vers le socialisme. Mais on s’aperçoit vite à la lecture du numéro – par ailleurs excellent en tout point – que Lénine n’a pas bonne presse. Le jugement le concernant est grosso modo unanime : Good bye Lenin , mais sans point d’interrogation, et avec un « ouf » de soulagement. La thèse est la suivante : « On ne pour­ra renouer avec l’émancipation et la révolution qu’à la con­dition de se débarrasser de Lénine, en pensant hors des cadres définis par lui. »

fredo_coyere06.jpg« On ne peut battre un adversaire qu'en le connaissant, qu'en connaissant ses défauts (ses contradictions internes) et ses qualités, qu'en connaissant tous les terrains où se déroule le combat. »

Un des arguments qui a cours dans la galaxie communiste est le suivant : le déclin électoral du PCF et le recul du nombre de ses adhérents à partir des années 1980 demandaient une explication. Une hypothèse a été avancée : le déclin s’expliquerait en premier lieu par sa structure organisationnelle, la forme parti. Ce type d’organisation, hérité de Lénine, serait périmé désormais : trop centralisé, trop autoritaire, trop discipliné, etc. D’où la rupture nécessaire avec Lénine, avec Que faire ?, pour aller vers une organisation plus proche des mouvements, plus souple, plus participative, plus décentralisée, plus attentive à la spontanéité.

Le parti révolutionnaire selon Lénine
Pour discuter cet argument, il faut avoir une idée de la façon dont Lénine définit le parti révolutionnaire. Lénine ne cesse de répéter la même définition pendant près de deux décennies. Elle est reprise des commentaires que Kautsky fait du programme d’Erfurt en 1892 : « La social-démocratie est la fusion du mouvement ouvrier et du socialisme. »
Que trouve-t-on dans cette formulation ? Rien sur la forme organisationnelle. Cette dernière varie en effet selon les contextes ; la social-démocratie russe, condamnée à la clandestinité, ne peut avoir la même organisation que la social-démocratie allemande. Rien non plus sur le programme ou la tactique. Là encore, choses très variables ne permettant pas de définir tous les partis se réclamant de la Deuxième Internationale. Les deux seuls invariants identifiables sont la composition de classe de l’organisation sociale-démocrate ainsi que la référence à la théorie. La social-démocratie cher­che à faire fusionner deux groupes sociaux : les intellectuels, « la nouvelle classe moyenne » dont parle Kautsky, qui portent originairement la théorie socialiste, et le mouvement ouvrier, syndicats, associations de chômeurs, caisses d’entraide, coopératives, etc. Un parti révolutionnaire est donc concerné dans son être même par la question des classes, par la question de la division de classe en son sein. Il doit la regarder en face. À défaut de le faire, il trouvera, au lieu de la fusion, la marginalisation des ouvriers dans l’organisation. La formule célèbre – « L’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » – deviendra un vain mot. Cette question est une préoccupation permanente de Lénine : faire disparaître, atténuer tout au moins, cette division parmi les révolutionnaires.

Un ancrage ouvrier
Cette fusion n’est pas un processus spontané, bien au contraire. Elle n’a de chance d’advenir que par l’action volontariste du parti sur lui-même. C’est une véritable obsession de Lénine. Il faut d’abord connaître ce mouvement ouvrier. Dans Que faire ?, il écrit  : « Durant des semaines, je questionnai “de parti pris” un ouvrier qui venait chez moi, sur tous les détails du régime de la grande usine où il travaillait. Je parvins, à grand-peine il est vrai, à faire la description de cette usine (d’une seule usine !). Mais parfois, à la fin de notre entretien, l’ouvrier, en essuyant la sueur de son front, me disait avec un sourire : “Il m’est plus facile de faire des heures supplémentaires que de répondre à vos questions !”. » Dans un livre sur Lénine, Tony Cliff cite les Souvenirs sur Lénine de Kroupskaïa, sa femme : « Vladimir Ilitch s’intéressait à chaque détail de la vie ouvrière ; à l’aide de ces menus traits, il s’efforçait d’embrasser la vie de l’ouvrier dans son ensemble, de trouver le joint par où la propagande révolutionnaire pourrait le mieux pénétrer jusqu’à lui. La plupart des intellectuels de l’époque connaissaient mal les ouvriers. Ils se contentaient de venir faire dans les cercles ouvriers [éducation populaire] des sortes de conférences. »

« La focalisation du débat sur la forme parti a peut-être rejeté au second plan la question de la théorie et de la composition de classe de l'organisation. »

Il faut aussi que le parti choisisse de se donner des cadres ouvriers. En mai 1905, au IIIe Congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR), Lénine propose aux organisations sociales-démocrates qu’« il y ait huit ouvriers pour deux intellectuels dans chacun de nos comités ». En novembre de la même année, en plein cœur de la révolution, il déclare : « J’exprimai au IIIe Congrès du parti le vœu de voir les comités du parti comprendre huit ouvriers pour deux intellectuels. – Que ce vœu a vieilli ! Il faut aujourd’hui souhaiter que les nouvelles organisations du parti comprennent, pour un intellectuel, plusieurs centaines d’ouvriers social-démocrates ! » Cette politique volontariste porte ses fruits. En 1905, le recensement des effectifs du parti compte 62 % d’ouvriers.

Une théorie révolutionnaire
Mais cet ancrage ouvrier ne suffit pas encore. Il faut aussi une théorie révolutionnaire. Lénine est clair : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ». Que recouvre l’expression « théorie révolutionnaire » chez Lénine ? Dans Aux paysans pauvres, écrit en 1903, Lénine écrit que « la théorie social-démocrate est la théorie de la lutte contre toute oppression ». Elle n’est pas la théorie de la lutte des seuls ouvriers. Elle doit rendre compte concrètement de tous les antagonismes de la société russe, y compris des antagonismes traversant la classe dominante. Comment lutter sérieusement contre un adversaire qu’on ne connaît pas ?
Par ailleurs, on trouve cette formule dans Que faire ? : « La classe ouvrière doit avoir une connaissance précise des rapports réciproques de la société contemporaine, connaissance non seulement théorique… disons plutôt : moins théorique que fondée sur l’expérience de la vie politique. » Non pas une théorie ésotérique réservée à une élite dirigeante et inaccessible aux masses, mais, beaucoup plus modestement, une « expérience ». En effet, lorsque Lénine parle de « théorie », il utilise souvent l’expression « élargir son horizon ». Grâce à la théorie, l’expérience des militants acquiert une dimension nationale et internationale. Au niveau national, le parti doit rendre ses membres sensibles à toutes les sortes d’oppression. Lénine vante le mérite des socialistes allemands : « Ils l’encouragent [l’ouvrier] à élargir son champ d’action, à l’étendre d’une seule usine à toute la profession, d’une seule localité à l’ensemble du pays. » La lutte pour la conquête de l’État a une dimension nationale ; il faut dépasser le localisme. Au niveau international : « Un mouvement amorcé dans un pays jeune [ici La Russie] ne peut être fructueux que s’il assimile l’expérience des autres pays. » La théorie permet d’assimiler les meilleures tactiques et stratégies de luttes, mises en œuvre ailleurs.

« Grâce à la théorie, l'expérience des militants acquiert une dimension nationale et internationale. »

Lorsque Lénine dit que le mouvement ouvrier a besoin de théorie, ce n’est pas donc du mépris annonçant la contrainte. C’est une idée simple : on ne peut battre un adversaire qu’en le connaissant, qu’en connais­sant ses défauts (ses contradictions internes) et ses qualités, qu’en connaissant tous les terrains où se déroule le combat. Or ces connaissances, nul n’en dispose spontanément car l’expérience que l’individu fait du monde social est fragmentaire. L’étroitesse de l’horizon est propre à tout groupe social. Lénine fustige les ouvriers qui ne pensent qu’aux problèmes ouvriers ; mais il fustige aussi les étudiants qui prennent leur université pour le centre du monde.
Voilà donc, au-delà du conjoncturel, ce qu’il en est du parti social-démocrate pour Léni­ne. Dans les réfle­xions sur le déclin du PCF, cet aspect de la pensée de Lénine est trop peu présent. La réflexion se focalise sur la forme organisationnelle – le dépassement de la forme parti – et l’on rejette alors souvent le modèle bolchevique, c’est-à-dire Que faire ? et surtout, en réalité, les codifications qui auront lieu ultérieurement en URSS. Or ce livre n’est pas un traité général d’organisation révolutionnaire. Lénine lui-même refusait d’en faire un modèle dès le IIe Congrès du POSDR, c’est-à-dire quelques mois après la parution de Que faire ?

S’est-on suffisamment occupé de théorie ?
On peut à partir de Lénine poser au parti révolutionnaire d’autres questions qu’organisationnelles, questions certes importantes mais qui ont aussi contribué à en occulter d’autres. Ainsi, depuis le tournant des années 1980, nous sommes entrés dans une nouvelle configuration du capitalisme que certains nomment « néolibéralisme ». S’est-on suffisamment occupé de théorie ? Avons-nous procédé à une étude concrète de toutes les formes de l’antagonisme en France ? Dispose-t-on d’un tableau complet de la bourgeoisie française, de ses contradictions internes, que nous pourrions exploiter en période de crise ?
Par ailleurs, s’est-on suffisamment occupé de la question de la fusion, ce qui était une autre obsession de Lénine ? L’avènement du néolibéralisme (ses fermetures d’usines, ses délocalisations, etc.) a bouleversé les milieux populaires, déracinant partiellement les organisations politiques et syndicales. La fusion relativement solide des générations précédentes s’est défaite. Mais le PCF lui-même la met-il suffisamment à l’ordre du jour ? Non, si l’on en croit Julian Mischi qui écrit dans son livre, Le Communisme dé­sarmé (Agone, 2014) : « L’ambition de promouvoir en priorité des responsables issus des milieux populaires est […] abandonnée. […] De façon significative, le logiciel [de la vie du parti, COCIEL] est programmé pour traiter une multitude d’indicateurs (âge, sexe, secteur d’activité, lieu d’habitation, etc.) sans que la catégorie socio­professionnelle soit prise en compte. Les adhérents sont différenciés selon leur branche d’activité (enseignement, collectivité territoriale, transports, fonction hospitalière, etc.), voire selon leur entreprise (SNCF, EDF, Air France) sans qu’on puisse savoir s’il s’agit d’un ouvrier ou d’un cadre. Cette distinction de classe n’est plus considérée comme une donnée importante. »
La focalisation du débat sur la forme parti a peut-être rejeté au second plan la question de la théorie et de la composition de classe de l’organisation. Précisément les deux choses qui définissent un parti révolutionnaire selon Lénine.

*Florian Gulli est philosophe. Il est responsable de la rubrique Dans le texte.