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Cause commune n°5 - Editorial par Guillaume Roubaud-Quashie

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«Jean-Jacques Bourdin — Les agriculteurs qui s’installeront paieront leurs terres ?
Emmanuel Macron — Ils rentreront dans le cadre du projet qui est porté par le conseil départemental et la chambre d’agriculture. »
Il n’est pas certain, lecteur, lectrice, que vous ayez gardé en mémoire ce bref moment du long entretien accordé par Emmanuel Macron à Jean-Jacques Bourdin et Edwy Plénel. Il est ici question de Notre-Dame-des-Landes mais peu importe le sujet, en l’occurrence ; ce passage m’apparaît très révélateur du moment politique que nous affrontons. La question (de Jean-Jacques Bourdin, en l’espèce) est simple et claire ; la réponse d’Emmanuel Macron est ferme et assurée. Il faut écouter le ton que le président emploie (on est 1h40 après le début de l’émission) : les choses sont claires dans son esprit, évidentes même ; il sait ce qu’il veut ; il sait ce qu’il fait. Le grand nombre des téléspectateurs comprend-il pour autant sa réponse ? C’est peu probable car jamais n’est explicité ledit projet porté par le conseil départemental et la chambre d’agriculture… Tout le monde sait-il même, simplement, dans notre France urbaine (moins de 2 % de la population active œuvre comme agriculteurs exploitants !), ce qu’est une chambre d’agriculture, qui la compose et quelles sont ses prérogatives ? Il est raisonnablement permis d’en douter… Alors, les agriculteurs qui s’installeront paieront-ils leurs terres ? Nous ne le saurons pas ou, plus exactement, nous serons remis à notre place car nous ne serons pas en mesure de comprendre dans la ferme réponse présidentielle si cela veut dire OUI ou NON, alors même qu’on sent bien qu’il n’esquive pas la question et entend y répondre, le pauvre oubliant simplement depuis sa haute sapience combien nous étions ignorants… Nous aurons compris que la réponse était évidente, qu’Emmanuel Macron, lui, l’avait depuis longtemps, qu’on est un peu bête de poser la question tant notre président maîtrise les dossiers et les documents pointus élaborés par les structures qui savent.

« Ils ne sont pas si compétents qu’ils le disent ; nous ne sommes pas si incompétents qu’ils le disent. C’est une bataille qui va loin… »

Bref, une part importante de la force d’Emmanuel Macron – qu’il serait hasardeux de sous-estimer – réside dans le fait qu’il fait passer le message, qu’il est très fort et vraiment compétent et que peu lui arrivent à la cheville : ni les journalistes – le connaissent-ils bien, ce projet porté par le conseil départemental et la chambre d’agriculture, MM. Bourdin et Plénel qui n’enchaînent d’ailleurs pas sur ce sujet ? –, ni les opposants – MM. Sarkozy, Wauquiez, Besancenot, Mme Le Pen, etc., ils maîtrisent vraiment les sujets au même niveau que lui ? – ni, bien sûr, les téléspectatrices et téléspectateurs, citoyennes et citoyens lambdas. Tout cela est redoutablement efficace… mais présente au moins trois faiblesses. Primo. La capacité d’un macronien à argumenter sur le sujet lors d’un déjeuner familial, une pause-café entre collègues, n’est pas considérablement renforcée par ces démonstrations de puissance jupitérienne – paieront-ils, ces agriculteurs qui veulent s’installer ? Euh… Or, quand le sujet est ardent, il est fâcheux d’être à sec : quand Emmanuel Macron vous « explique » d’absconse façon pourquoi il augmente la CSG et éradique presque complètement l’ISF, le jet de l’extincteur à colères n’est sans doute pas projeté à pleine puissance…
Mais cette faiblesse n’est-elle pas, en même temps, une force ? Quelle contestation possible face à ce qu’on ne comprend pas bien ? Quel esprit critique potentiellement déstabilisateur ? Cette posture nourrit puissamment la dépolitisation et la délégation aveugle : vous ne savez pas, je sais, remettez-vous-en à moi et poursuivez vos occupations sans chercher à comprendre, ce dont vous êtes incapables. Le registre n’est pas neuf et le règne des « experts » médiatiques la nourrit de longue date mais Emmanuel Macron, au sommet de l’État, y excelle comme personne depuis peut-être Raymond Barre, voire, dans une moindre mesure, Edouard Balladur. Franchement, qui pouvait se sentir écrasé par la maîtrise technocratique de François Hollande, Nicolas Sarkozy ou Jacques Chirac ? Combien, aujourd’hui, se sentent écrasés par celle d’Emmanuel Macron ? On ne joue pas, ici, dans la même cour.

« Dans pareil monde d’agitation, comment ne pas comprendre que fleurissent, ici ou là, des Macron et autres Monti »

Cette posture de maître savant est, bien sûr, de nature à réactiver les élans délégataires profondément enracinés dans notre histoire : Napoléon, Clemenceau ou de Gaulle n’appartiennent pas, de ce point de vue, à un monde mort. Plus profondément, elle trouve sans doute un écho plus puissant de nos jours, à l’heure où chacun est confronté à une complexité du monde tant de fois expliquée et éprouvée. Cette accélération de l’histoire, ce monde qui change si vite et si radicalement, ce n’est pas sans profonds effets politiques : pour des millions de personnes, l’intelligibilité du monde et de son mouvement devient si difficile que les quelques repères d’hier sont interrogés dans leur validité (sont-ils toujours valables alors que tout semble avoir changé ?) et que de nouveaux repères peinent à s’y substituer. Bref, dans notre monde qui va si vite, beaucoup ne comprennent pas et ne voient guère comment faire. C’est un paradoxe de la période : le niveau de formation de notre peuple n’a jamais été aussi élevé (ce qui pourrait freiner l’auto-élimination comme sujet et acteur politique, freiner la délégation à ceux-qui-savent-alors-que-moi-je-ne-sais-pas) et, pour autant, le sentiment de vivre dans un monde qui nous échappe et sur lequel on n’est vraiment pas sûrs de pouvoir peser est si fort… C’est le début du Manifeste du parti communiste qui semble trouver là une confirmation puissance 10 : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. […] Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux […] vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. » Dans pareil monde d’agitation, comment ne pas comprendre que fleurissent, ici ou là, des Macron et autres Monti (économiste présidant le gouvernement italien en 2011 avec un gouvernement composé d’une majorité d’experts universitaires non-membres de partis politiques), experts-qui-savent à qui s’en remettre ? Emmanuel Macron incarne cela comme personne, en France, et pousse les institutions dans ce sens avec les réformes majeures qu’il prépare en la matière. Quand André Chassaigne, président du groupe, à l’Assemblée nationale, a fustigé une « dangereuse dérive aux accents de dictature technocratique », d’aucuns ont voulu y voir un effet de tribune, un excès oratoire. Notre camarade tapait pourtant dans le mille. Tout comme Éliane Assassi, présidente du groupe au Sénat, lors du colloque sur les enjeux constitutionnels.
Mais j’annonçais tout à l’heure trois faiblesses. Une deuxième tient au fait qu’Emmanuel Macron, tout premier-de-cordée qu’il est en matière technocratique, ne peut pas éteindre complètement la confrontation politique en la masquant derrière l’évidence technique, notamment quand on connaît aussi bien que lui les dossiers. Pour sûr, des millions de téléspectatrices et de téléspectateurs l’auront sans doute cru quand il a parlé d’un statut des cheminots ne permettant même pas des licenciements lorsque des fautes ont été commises, mais les cheminots eux-mêmes auront pu mesurer ce qu’il en était de la maîtrise absolue jupitérienne… On pourrait multiplier les exemples. Je fais court : n’avons-nous pas intérêt, aussi, à attaquer Macron sur son terrain ? Oui, Macron est fort, a une vision et une compétence mais sa compétence même, point fort de son image et socle de son écho, n’est pas si absolue qu’il le laisse entendre. C’est un défi lancé à celles et ceux qui sont opposés à Emmanuel Macron : grands principes et rhétorique ne suffiront pas à emporter la conviction qu’il est possible de faire autrement. Plus profondément, c’est la question communiste qui est ici en jeu : s’il s’agit bien d’en finir avec un pilotage du monde dans les mains de la bourgeoisie pour que le manche revienne enfin à celles et ceux qui créent effectivement les richesses, cet enjeu de compétence n’est pas du tout à négliger, dans les deux sens. Pour le dire de manière un peu défensive : ils ne sont pas si compétents qu’ils le disent ; nous ne sommes pas si incompétents qu’ils le disent. C’est une bataille qui va loin…

« L’hostilité peut croître à mesure que la politique d’Emmanuel Macron se dévoilera dans sa brutale iniquité mais, dans un monde que chacun sait si affreusement compliqué, personne n’échappera au défi de la compétence. »

Troisième faiblesse, bien sûr : la soif démocratique, l’envie de changement dans ce monde dont on voit bien, quand même, qu’il regorge de richesses qui nous échappent tout à fait, ne trouvent pas là à s’étancher. Les experts savent, impressionnent mais, pour des millions de Françaises et de Français, ils incarnent aussi un petit monde dont on sait bien qu’à la fin, ils ne servent pas les intérêts du grand nombre, qu’ils s’emploient à nous duper par leurs grands mots. Et, quoiqu’on n’ait pas fait l’ENA, on n’est pas si bête que ça, si incompétent qu’on doive s’en remettre à notre bon maître sans ciller… Cette hostilité peut tirer dans maintes directions, être exploitée par des démagogues habiles, entraîner vers des élans obscurantistes hostiles au travail de recherche et de connaissance valorisant un bon sens qui ne suffira pourtant pas, seul, à affronter le monde (et encore moins à le révolutionner). Pourtant, cette hostilité vise juste ; cette hostilité ne peut être vaincue par la posture macronienne qui la nourrit au contraire ; cette hostilité a raison ; mais cette hostilité ne suffit pas. Elle peut croître à mesure que la politique d’Emmanuel Macron se dévoilera dans sa brutale iniquité mais, dans un monde que chacun sait si affreusement compliqué, personne n’échappera au défi de la compétence. À nous d’en faire, aussi, la démonstration, dans tous les sens.

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

Cause commune n° 5 - mai/juin 2018