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Le 9 septembre 1986, il y a trente ans, la France se dotait de sa première législation en matière de lutte antiterroriste. Cette loi instituait un régime dérogatoire au droit commun et créait un corps spécialisé de magistrats. Depuis lors, de nombreuses réformes ont conduit à la mise en œuvre d’un régime procédural dérogatoire en matière d’enquête ainsi qu’à la création de nouvelles infractions terroristes.

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à la suite des terribles attentats du 13 novembre 2015, le conseil des ministres adoptait un décret déclarant l’état d’urgence. En à peine deux ans, l’état d’urgence a été prorogé six fois, deux de ces lois de prorogation ayant largement renforcé ses dispositions (le 20 novembre 2015 et le 19 juillet 2016). En parallèle ont été promulguées : le 24 juillet 2015 la loi sur le renseignement et le 3 juin 2016 la loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement et améliorant l’efficacité des garanties de la procédure pénale.

Un arsenal dangereux et inefficace
Nous nous étions opposés à l’ensemble de ces textes constituant un arsenal non seulement dangereux pour l’équilibre de notre démocratie, mais surtout inefficace pour renforcer notre sécurité publique, comme en a témoigné, hélas, le terrible attentat qui a meurtri la ville de Nice il y a un an et demi.
La dernière réforme « antiterroriste » adoptée par le Parlement s’inscrit dans la même lignée et illustre les choix politiques de ces quinze dernières années : des événements de nature exceptionnelle sont utilisés pour justifier la construction d’un droit d’exception. À ceci près que ce projet de loi porte en lui le coup d’après : prétendant conditionner la levée de l’état d’urgence (en novembre) à l’adoption de ce texte, le gouvernement a introduit en réalité les mesures mêmes de l’état d’urgence dans notre droit commun, dans une version prétendument « édulcorée », mais sans la moindre garantie valable.

« Alors même qu’elles nous semblent essentielles et complémentaires, l’éducation, la culture, l’insertion, la justice, la prévention et la sécurité, la recherche, la santé, la douane sont aujourd’hui dévoyées pour ”raison de sécurité ” et à ”des fins de renseignement pour la lutte contre le terrorisme”. »

Aux personnalités du réseau « État d’urgence/antiterrorisme » qu’il recevait le 3 juillet dernier, le chef de l’État a affirmé tranquillement qu’il s’agissait de la première et de la dernière loi antiterroriste de son quinquennat. Quelle ironie, quel cynisme… Inscrire l’état d’urgence dans notre droit commun mettra effectivement fin aux renouvellements incessants de l’état d’urgence. Des voix de plus en plus fortes se sont élevées contre son contenu : « Renoncer à l’état d’urgence est nécessaire mais n’autorise certainement pas à en faire notre droit commun », comme l’a écrit Mireille Delmas-Marty, dans une lettre ouver­te au président de la République.
Lors de son intervention devant le Parlement réuni en congrès le 3 juillet 2017, Emmanuel Macron affirmait : « Le code pénal, tel qu’il est, les pouvoirs des magistrats tels qu’ils sont, peuvent, si le système est bien ordonné, bien organisé, nous permettre d’anéantir nos adversaires. Donner en revanche à l’administration des pouvoirs illimités sur la vie des personnes, sans aucune discrimination, n’a aucun sens, ni en matière de principes, ni en matière d’efficacité. »
Nous sommes d’accord avec lui, mais, hélas, le texte adopté est à l’exact opposé de ce qu’il semblait dénoncer. Le renforcement des pouvoirs de l’administration est légitimé par un soi-disant manque d’anticipation du judiciaire, pourtant il est faux de prétendre que seul l’état d’urgence, ou l’action de police administrative, serait en capacité d’intervenir pour prévenir un attentat, et non les outils relevant du judiciaire : tous les jours, les procureurs et juges d’instruction antiterroristes dirigent des enquêtes visant des personnes pour les projets qu’elles élaborent et non qu’elles ont commis.

« Le gouvernement a introduit en réalité les mesures mêmes de l’état d’urgence dans notre droit commun. »

À titre d’exemple, les perquisitions administratives menées en nombre (+ de 4 300) n’ont abouti qu’à l’ouverture de trente procédures en matière antiterroriste, alors qu’il n’est pas démontré que celles-ci n’auraient pas pu intervenir dans un cadre intégralement judiciaire. Sachant qu’entre novembre 2015 et novembre 2016, tandis que seules vingt enquêtes étaient imputables à l’état d’urgence, cent soixante-dix procédures d’information judiciaire avaient été ouvertes par le parquet de Paris, dans un cadre « normal ».
Ce texte est idéologique, au-delà de son pragmatisme apparent, il porte en lui de nombreuses questions. Celle des répressions administratives et des pouvoirs grandissants des forces de l’ordre toujours plus exemptes du contrôle judiciaire (que mettent en œuvre les articles 1 à 4 de ce projet de loi) ; celle de la surveillance massive et indifférenciée (renforcée par les articles 5 à 8) ; celle des migrations et des contrôles aux frontières (article 10) ; et enfin, celle des inégalités grandissantes entre les citoyens.
« Face à des jeunes qui sont tangents […] si vous défoncez leur porte à 4 heures du matin, que vous les assignez à résidence [ou ici dans une commune] pendant trois mois, ce qui a pour conséquence que certains perdent leur boulot, expliquez-moi en quoi ils sont moins dangereux en­suite ? […] Tout homme sensé comprend qu’on attise le feu avec de telles méthodes. On tape n’importe qui, n’importe comment », dénonce le très médiatique Marc Trévidic, ancien juge antiterroriste.

Passer d’une logique de guerre à une logique de paix
Face à ces dérives, qui ne sont plus à prouver, il faut désormais avoir le courage de passer d’une logique de peur irrationnelle qui justifie une logique de guerre à une logique de paix.

« Ce que veulent nos ennemis obscurantistes c’est le recul de nos démocraties, c’est mettre à mal nos droits et libertés publiques pour revenir à cet état primitif de la loi du plus fort. »

Pour lutter contre le terrorisme il n’y a certainement pas de loi instaurant un risque zéro mais nos réflexions à ce propos doivent s’articuler autour de deux thématiques :
• D’abord sur le plan international : Pour combattre nos ennemis, il faut les connaître. Il faut expliquer, remonter aux origines géopolitiques, rappeler les responsabilités bien réelles des puissances occidentales, ces guerres destructrices en Irak et en Afghanistan, le non-sens de l’intervention en Libye.
Il faut dénoncer le rôle trouble des puissances régionales comme la Turquie, l’Arabie Saoudite et le Qatar. Le terrorisme se nourrit de la guerre du pétrole et du trafic d’armes.
Le Groupe communiste, républicain et citoyen au Sénat le répète depuis le Congrès de Versailles du 16 novembre 2015 : la coalition internationale est au cœur du problème. Il faut rapidement repenser les choses et cesser d’agir en ordre dispersé. Une large coalition internationale sous mandat de l’ONU doit être mise en place avec la nécessité – au-delà du combat contre Daech – l’ambition de reconstruire ces régions, permettre d’établir une paix durable et ainsi le retour de milliers de réfugiés. Sans cette perspective, pas d’issue au terrorisme.
• Puis, sur le plan national, il faut refonder le vivre ensemble en bannissant le culte de l’argent si cher au chef de l’État qui érige en vertu le statut de milliardaire. Faire miroiter la fortune à ceux qui ne pourront l’atteindre fait naître colère et dé­sespoir, pouvant aller jusqu’à des dérives extrêmes. La culture et l’éducation sont d’abord le fruit d’un échange, de liens, de partage, de social, d’hommes, cela n’a en quel­que sorte pas de prix, si ce n’est celui des politiques publi­ques et des moyens alloués pour rémunérer nos acteurs sociaux, orienter les budgets vers ce qui n’est pas visible tout de suite mais indispensable pour l’avenir : ces éducateurs, ces assistantes sociales, conseillers en insertion et probation… tous ces métiers essentiels. L’emploi doit être l’objectif primordial.
Les missions de service public de l’État elles-mêmes sont aujourd’hui parfois dévoyées au service de la lutte contre le terrorisme, comme en témoigne la tribune parue dans Mediapart de plusieurs agents publics, fonctionnaires de l’État : « Au quotidien, nous accomplissons nos missions respectives du mieux possible malgré des moyens insuffisants, des conditions de plus en plus dégradées, écrivent-ils. Alors même qu’elles nous semblent essen­tielles et complémentaires, l’éducation, la culture, l’insertion, la justice, la prévention et la sécurité, la recherche, la santé, la douane sont aujourd’hui dévoyées pour “raison de sécurité” et à “des fins de renseignement pour la lutte contre le terrorisme”. »
Depuis 2002, les policiers subissent la politique du chiffre, exacerbée avec l’état d’urgence, une politique axée sur le tout sécuritaire. Or, leur rôle est aussi d’être au plus près de la population, pour prévenir et lutter contre les crimes, les délits, mais aussi toute forme de radicalisation en récupérant les renseignements à la source.

L’urgence d’un débat public
Comme eux, les sénatrices et sénateurs communistes réclament un débat public en urgence sur les politiques à mener pour lutter contre le terrorisme. Car après cet ancrage de l’état d’urgence dans notre droit commun, quelle sera la prochaine étape ? L’état de siège sera-t-il déclaré ? La guerre matérielle viendra-t-elle prendre nos rues ? Notre responsabilité est donc grande. À jeter en pâture nos libertés publiques, notre pays n’en sortira pas grandi, et notre sécurité collective ne s’en verra aucunement renforcée. Ce que veulent nos ennemis obscurantistes c’est le recul de nos démocraties, c’est mettre à mal nos droits et libertés publiques pour revenir à cet état primitif de la loi du plus fort.
La France doit se ressaisir, être fidèle aux idéaux qu’elle porte depuis le siècle des Lumières, en renonçant au chemin de la surenchère sécuritaire qui n’aura pour seul fruit que la fracturation de notre société.

Eliane Assassi est sénatrice de Seine-Saint-Denis. Elle est présidente du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste.

Cause commune n° 3 - janvier/février 2018