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Le géographe marxiste David Harvey développe depuis plusieurs années un « matérialisme historico-géographique » permettant notamment de penser les conflits entre les territoires comme un enjeu central de la domination capitaliste. Reprenant à Henri Lefebvre le concept de « droit à la ville », il réfléchit également aux manières d’en sortir.

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Parce que le mode de production capitaliste est un rapport au temps, qui repose sur la mesure du temps de travail, et parce que Marx se proposait d’en décrire l’apparition et le développement dans l’histoire, le philosophe allemand a fait passer le temps avant l’espace. Il notait dans les Grundrisse que la nécessaire circulation du capital se caractérise par un immense effort pour s’affranchir des obstacles spatiaux : il s’agit d’« annihiler l’espace par le temps ». « Marx rejette les variations géographiques comme des “complications superflues” », note le géographe britannique David Harvey dans Géopolitique du capitalisme. En conséquence, la question de l’espace a été « tristement négligée par l’ensemble de la théorie sociale », alors même que l’ « on peut soupçonner […] qu’au XXe siècle, c’est seulement grâce à la transformation des rapports spatiaux et à l’apparition de structures géographiques particulières (centre/périphérie, premier/tiers-monde, etc.) que le capitalisme a pu assurer sa survie ».

Recherche de nouvelles voies de circulation au capital
David Harvey s’est attaché à pallier cette lacune en élaborant un « matérialisme historico-géographique », c’est-à-dire « une théorie générale des relations spatiales et du développement géographique sous le capitalisme qui permettrait d’expliquer, entre autres choses, l’importance et l’évolution des fonctions de l’État, le développement géographique inégal, les inégalités interrégionales, l’impérialisme, le progrès et les formes de l’urbanisation… ». David Harvey se base sur l’analyse marxiste des contradictions internes du capitalisme : le profit vient de l’exploitation du travail vivant dans la production ; la lutte de classes entre ceux qui vendent leur force de travail et ceux qui l’achètent pousse le capital à modifier technologiquement la productivité afin de réduire le travail vivant qui est pourtant l’agent central de l’expansion du capitalisme. Cette contradiction se cristallise dans des crises où les surplus de capital et de travail impossibles à absorber sont dévalués.
Pour trouver de nouvelles voies de circulation au capital, les déplacements temporels, par des investissements à long terme financés par la dette, constituent une option dont les effets sont connus. L’apport de David Harvey consiste à définir le processus de déplacement spatial, qu’il appelle « spatial fix », une expansion géographique à la recherche de débouchés, de marchés, de ressources ou de main-d’œuvre. Le concept est au centre de son Limits to Capital [Les Limites du capital], dont on attend la traduction en français. La formule de David Harvey est un jeu de mots. « Fix » signifie qu’une part du capital et du travail doit être immobilisée dans l’espace afin de permettre la mobilité du reste. Mais en anglais « to fix » veut aussi dire « réparer » : « to fix a problem » ; au figuré, un « fix », c’est la satisfaction temporaire d’un besoin impérieux, comme chez un drogué qui cherche l’assouvissement d’une sensation de manque.

« Le capitalisme est accro à l’expansion géographique autant qu’au changement technologique et qu’à la croissance économique. » David Harvey

David Harvey souligne que ce déplacement géographique soulage d’autant mieux les tensions du capitalisme s’il se combine aux déplacements temporels : « Tout se passe comme si, en cherchant à annihiler le temps par l’espace, le capitalisme gagnait du temps en conquérant l’espace. » Le remède ne résout rien à l’addiction chronique. En somme, « le capitalisme est accro à l’expansion géographique autant qu’au changement technologique et qu’à la croissance économique. » Ainsi, la tendance à la suraccumulation de capital cherche à se résoudre par la production de l’espace. « Pour pouvoir fonctionner efficacement, chaque forme de mobilité géographique du capital nécessite des infrastructures spatiales fixes et sûres » (dont le coût est assumé de plus en plus souvent par l’État allié au capital). De ce fait, « le capitalisme s’évertue constamment à créer un paysage social et physique à son image, adéquat à ses besoins à un moment donné, tout cela pour bouleverser, voire détruire, ce paysage à une date ultérieure. Les contradictions internes du capitalisme s’expriment dans la formation incessante des paysages géographiques ».

Concurrence territoriale
David Harvey note que Lénine avait tenté d’exprimer géographiquement la dynamique capitaliste, mais qu’il s’était contenté du concept d’État pour envisager la territorialité. David Harvey préfère introduire la notion d’espaces régionaux. La concurrence entre localités, régions et nations dissout la lutte des classes globalisée « en une multitude de conflits interterritoriaux », dont l’enjeu est de savoir qui subira les effets de l’inéluctable crise. Pour David Harvey, la mondialisation des flux de capitaux se traduit par un « nouvel impérialisme », et « la quête d’un “spatial fix” prend l’aspect d’une compétition vicieuse, quand elle ne tourne pas à la violence » sous la forme ultime d’une confrontation militaire à l’extérieur pour s’approprier ressources et marchés.

« Les contradictions internes du capitalisme s’expriment dans la formation incessante des paysages géographiques. » David Harvey

L’urbanisation
David Harvey, à la suite d’Henri Lefebvre, a porté une attention particulière aux villes. Son Social Justice and the City [La Justice sociale et la ville] a inauguré une série de recherches sur la manière dont le mode de production façonne spatialement la ville capitaliste. « À l’instar d’autres phénomènes comme les dépenses militaires, l’urbanisation a joué un rôle particulièrement actif dans l’absorption du surproduit. » Les aires urbaines sont les espaces privilégiés de la valorisation du capital qui doit « s’urbaniser pour se reproduire ».
David Harvey a analysé ce processus aussi bien dans le Paris haussmannien (Paris, capitale de la modernité) que dans les métropoles « entrepreneuriales » ou « postkeynésiennes » d’aujourd’hui, et il en a décrit les effets : accroissement des inégalités, privatisation des espaces, éviction des classes populaires, gentrification des quartiers dégradés (sur ce point l’Américain Neil Smith, disciple de David Harvey, a proposé la notion de « nouvelle frontière urbaine »)… Le géographe va jusqu’à considérer la dévaluation des biens immobiliers, observée par exemple pendant la crise des subprimes, comme une forme de dépossession. David Harvey considère ces formes de prédation comme un processus d’« accumulation par dépossession » qui perpétue dans le système actuel l’« accumulation primitive » définie par Marx.
Mais parce que la ville est un lieu privilégié de la reproduction et de la circulation du capital, « il y a un immense intérêt à examiner la complexité de la vie urbaine comme élément clé de la formation de la conscience et de l’action politique ». Harvey, s’appuyant sur Le Droit à la ville  d’Henri Lefebvre, plaide pour un « projet utopien spatiotemporel » qui serait un « renversement des structures à la fois physiques et institutionnelles que le marché libre a lui-même produites en tant que configurations permanentes de notre monde. » Et David Harvey de conclure : « La révolution néolibérale a entraîné de grands changements physiques et institutionnels ces vingt dernières années. Pourquoi ne pas envisager des changements tout aussi radicaux (même s’ils pointent vers une orientation différente) lorsque nous pensons aux alternatives ? »

Cécile Gintrac est géographe. Elle enseigne en classes préparatoires littéraires.

Cause commune n° 5 - mai/juin 2018