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Dans la controverse sur la chloroquine et les méthodes employées par l’infectiologue Didier Raoult, deux conceptions de la recherche scientifique s’opposent, l’une pragmatique, l’autre rigoureuse.

Derrière ce qui se dessine comme une « affaire chloroquine » ou un « cas Raoult », derrière les jeux de pression qui s'y attachent, c'est l'enjeu fondamental de la construction de la fiabilité scientifique en temps de crise qui émerge de nouveau. Dans un contexte bien différent mais qui ne cesse de nous éclairer, l'histoire du Sida nous a permis de comprendre que la conception et l'évaluation des essais cliniques étaient un processus à la fois scientifique, social et politique, un entremêlement de dimensions exacerbé en temps de crise. Le sociologue Steven Esptein dans son important travail sur cette histoire[1] nous rapporte que dans une telle période, et notamment sous la pression de la société, certaines frontières considérées comme classiques se rediscutent, se brouillent voire disparaissent. Que fait-on de la distinction entre patient et sujet volontaire d'une étude lorsqu'en absence de traitement validé, des milliers de personnes meurent ? Dans ces mêmes conditions, comment justifier l'intérêt d'un groupe placébo lorsqu'il est devenu impossible d'être indifférent aux avantages, même minimes, d'un traitement ? Ce qui se discute avec la survenue d'une maladie émergente comme le COVID-19 à propos des traitements et de leur évaluation, c'est bien le difficile curseur de la fiabilité scientifique.

Les apories de la fiabilité scientifique

La fiabilité est la qualité d'une chose digne de confiance, et deux écueils sont à éviter dans la construction de celle-ci. Le premier consiste à vouloir défendre en tout point et en toute circonstance la pureté de la démarche scientifique habituellement admise. Un tel biais revient à confondre fiabilité et robustesse scientifiques. Cette dernière nous enjoint à respecter un certain nombre de règles épistémiques, notamment dans la conception, la réalisation et l'évaluation des essais cliniques. Le « golden standard » des essais randomisés controlés (ERC) est alors convoqué comme la méthode à privilégier pour produire des données robustes sur un traitement ; avec notamment des exigences sur la taille de l'échantillon, la distribution aléatoire des participants entre groupes et la publication des données. De là émerge une tension classique entre conception pragmatique des essais cliniques et conception fastidieuse (ou rigoureuse), entre des données « propres » et ce que S. Epstein appelle la « science impure », une science prenant partie pour la « confusion du monde réel ». Dans la situation actuelle liée au COVID-19 et à propos d'un possible traitement à base d'hydroxychloroquine, le gouvernement a choisi. Il a indiqué le 23 mars par la voix du ministre de la santé, suivant l'avis du Haut Conseil de la Santé Publique, « qu’aucune étude rigoureuse, publiée dans une revue internationale à comité de lecture indépendant, ne démontre l’efficacité de la chloroquine pour lutter contre l’infection au coronavirus chez l’être humain». Plusieurs ERC de grande ampleur sont en cours pour tester cette molécule. Nous assistons là à un vrai conflit de temporalités dans notre rapport à la fiabilité.

« FACE À L’URGENCE, LA RECHERCHE DE PERTINENCE DES INTERVENTIONS THÉRAPEUTIQUES EST UN ENJEU VITAL. »

La conception pragmatique des essais cliniques et de l'administration d'un traitement, défendue notamment par l'équipe de l'Institut Hospitalo-Universitaire méditerranéen Infections, fait apparaître le deuxième écueil à éviter lorsque l'on cherche à établir la fiabilité scientifique, celui de confondre fiabilité et pertinence. Cette dernière dépend souvent de critères d'actions auxquels nous attribuons une certaine efficacité. La fiabilité se construit alors depuis la pratique considérée comme efficace. « Si ça marche dans ma pratique alors c'est que c'est fiable ». Les critères de pertinence sont indispensables dans la construction de la fiabilité, c'est eux qui permettent que la science résonne avec un contexte en sortant de sa tour d'ivoire, c'est eux qui donnent à la science sa dimension d'implication pour des valeurs et des finalités. La pertinence, c'est la qualité d'adaptation à un objet dans un rapport intime à celui-ci. La rapidité d'action, l'accessibilité, le faible coût, …, sont des critères de pertinence. Face à l'urgence, la recherche de pertinence des interventions thérapeutiques est un enjeu vital. Mais si la robustesse ne suffit pas à construire la fiabilité, la pertinence non plus. Sa force est ailleurs, la pertinence est ce qui permet de hiérarchiser des options scientifiques également robustes. Pertinence et robustesse ont partie liée dans la construction de la fiabilité.

Entre robustesse et pertinence, faire de la fiabilité un enjeu démocratique

La robustesse sans pertinence manque la rencontre avec le réel complexe des situations, complexité exacerbée dans la situation actuelle. Elle produit une fiabilité faible, s'enfermant dans le réel toujours trop simple de nos plans expérimentaux bien conçus. Mais la pertinence sans robustesse est tout aussi problématique, elle a la faiblesse des circonstances. En matière de santé publique, lorsque ce sont des milliers de vies qui sont en jeu et que les incertitudes sont multiples, les appels à la solution miracle sont à proscrire. L'urgence de la situation ne peut nous rendre indifférent à la portée de nos actes, à leurs conséquences. C'est pourquoi, dans une telle situation nous devons plus que jamais construire la fiabilité scientifique comme un curseur entre robustesse et pertinence. Et ce curseur est en soi un enjeu démocratique. Ni exclusivement confiné au sein de comités d'expert, ni exclusivement soumis à une avalanche de commentaires au sein de l'espace public, le curseur de la fiabilité est une exigence démocratique qui dépend de deux conditions essentielles : le respect du pluralisme scientifique qui implique de ne pas fermer des possibilités en sur-valorisant ou invisibilisant certaines options en contexte d’incertitude et de science non stabilisée ; l'abandon de l'illusion de la science neutre et pure qui nous empêche de comprendre que le choix d'une option scientifique est aussi un choix de société.

Epstein avait décidément bien résumé l'enjeu : « le fond de la question est que les pratiques et les méthodes même qui ont donné à la biomédecine sa crédibilité en tant que science menacent sa crédibilité en tant que profession de la guérison ». Essayons, dans la confusion du réel, de maintenir cet équilibre difficile de la fiabilité.

Léo Coutellec est maître de Conférences en épistémologie et éthique des sciences contemporaines

[1]   Steven Epstein. Histoire du Sida. Tome 1 et 2, Les empêcheurs de penser en rond, 2001

Tribune publiée dans Le Monde du 29-30 mars 2020.

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