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Lieux politiques de conflits urbains ou révélateur de ce que l’urbanisme néolibéral fait à la ville.

L’urbanisme de la modernité s’est construit autour des circulations automobiles. Ainsi en même temps que l’espace de la ville est passé des 5 km/h de la marche aux 50 km/h de la voiture, il s’est peu à peu déshabitué des rencontres et du bruit qu’elles font. Alors, se trouve cet étrange paradoxe fait de la multiplication des discours sur le vivre ensemble, le développement de l’urbanité, et la fonction de plus en plus circulatoire ou commerçante de l’espace public. Ou bien, on s’attarde aux terrasses des cafés, ou dans d’autres lieux où il est possible de consommer, ou bien on circule. Évidemment ce n’est pas si simple. Il y a des lieux où l’on peut stationner, s’asseoir et rencontrer d’autres habitantes et habitants, comme autour des jeux pour enfants, et l’occurrence c’est plutôt des habitantes, comme autour des stades ou autres lieux de sports collectifs, et là c’est plutôt en majorité des habitants.

Il y a donc là quelque chose de la ville qui se construit autour du banc, de l’assise comme corolaire aux déplacements piétons. Un quelque chose comme un projet collectif de ce qui fait qu’en habitant la ville on ne fait pas qu’y loger, mais qu’il s’agit de pratiques, de déplacements, de stationnements, de rencontres, mais aussi d’installer son corps dans l’espace public confortablement quels qu’en soient l’âge, le genre, la couleur, la taille… 

Le banc, lieu du repos, de rencontre ?

Le banc est donc le lieu de l’arrêt, de la pause, avant de reprendre le chemin, le parcours. Le lieu de rencontre. Alors pourquoi est-il ce problème ? Qu’est-ce qui le rend ce lieu que l’on supprime parfois quelques mois après son installation ? Qu’est ce qui fait que les bancs sont l’objet de polémiques à Angoulême lorsque la municipalité décide de les engrillager, qu’ailleurs ils sont raccourcis pour qu’un corps humain de taille moyenne ne puisse s’y allonger que recroquevillé ou bien que les places assises matérialisées par des accoudoirs rompent la totalité de l’assise et que l’inconfort finalement dissuade de s’y installer… qu’ailleurs encore ils sont transparents et à la nuit tombée, éclairés par le dessous d’une lumière bleue incompatible avec le sommeil. L’association « Canal Marches » a produit en 2003 un court métrage de six minutes intitulé Le Repos du Fakir, répertoriant les sièges pour ne pas se parler, les sièges pour ne pas s’enlacer, les pics à humains pour empêcher qu’un rebord devienne un banc, et autres miséricordes (sortes de sièges assis-debout)… comme autant de témoignages de la ville dissuasive en train de se faire.

 « Selon qui l’occupe, le banc peut offrir au monde l’image de la disqualification, de la ligne de faille de la société au milieu de l’espace public. »

Le banc est le lieu dans la ville, de l’asile, du repos, de la reprise du souffle avant l’effort renouvelé. Il y a sur le banc lieu de regarder le paysage, de s’en imprégner, de se l’approprier. Le paysage est mouvant, tout dépend du temps qu’on y passe. Bref c’est du temps de mobilité à l’arrêt. Pas seulement. Et c’est sans aucun là que réside tout son problème, au banc.

Selon qui l’occupe, le banc peut offrir au monde l’image de la disqualification, de la ligne de faille de la société au milieu de l’espace public : faille générationnelle, faille genrée, faille de classe… bruyante, visible.

 

Le banc, témoin spatial de la violence de la mondialisation

Le récit que rapporte Maurice Goldring dans la revue Esprit de septembre 2014 à propos d’un banc parisien du quartier de la Goutte-d’Or est une illustration forte de ce qui se noue autour du mobilier urbain :

« Au début du boulevard Barbès, entre l’échafaudage de la nouvelle brasserie et la rue de la Goutte-d’Or, un banc. Un banc public. Un banc de bois posé sur des infrastructures en fonte entrelacée. Sur ce banc, prévu pour les amoureux et pour les personnes fatiguées, depuis l’apparition d’un marché aux cigarettes de contrebande, les vendeurs s’installent, assis sur le dossier, les pieds sur les planches prévues comme sièges. Installés ainsi en hauteur, ils interpellent les passants. Les habitants et les commerçants de ce bout de trottoir n’aiment pas les vendeurs à la sauvette. Ils sont en guerre quotidienne avec eux. Ils ont d’abord réagi en collant du papier journal. Si on pose les pieds, on emporte des lambeaux de journaux sous les semelles. L’étape suivante fut une pétition pour demander la destruction de ce banc. Depuis l’automne 2013, la pétition a été entendue et le banc a été détruit. Les commerçants et les résidents ont été entendus. »

Il est témoin spatial de la violence de la mondialisation, de l’inaptitude à la mobilité enjointe. Autant le banc est approuvé comme extension des activités reproductives domestiques, lorsqu’il s’agit de permettre aux personnes accompagnant des enfants (très majoritairement des femmes) de les surveiller en train de jouer, autant l’appropriation du banc public comme espace privé pose problème en ce qu’il renvoie à la précarité économique et à la peur de chacun.

Le banc reflète et rend insupportable ce qu’il donne à voir d’un urbanisme néolibéral où la frontière entre espaces privé et public ne cesse de s’épaissir et de s’étanchéifier depuis les années 1970 à mesure de résidentialisation, de sécurisation, de surveillance. La suppression des bancs implique une marginalisation toujours plus importante des gens en marge, les repoussant vers des lieux où s’asseoir est encore envisageable, voire parfois encore où le banc peut être autre chose qu’une assise. C’est finalement ce qui est le plus visible. Avec eux sont conduits en marges ces « jeunes » (souvent de jeunes hommes) décidément trop bruyants le soir ou en journée et les personnes âgées (souvent des femmes) qui n’ayant l’assurance de pouvoir faire une halte en chemin réduisent leurs parcours en ville et sortent moins.

Pour conclure temporairement, s’asseoir dans l’espace public est sans doute un geste éminemment politique. Le rendre possible plus encore, puisqu’il s’agira d’entreprendre réellement la ville bienveillante contre la ville dissuasive. S’appuyer sur l’un ou l’autre groupe pour justifier, à des fins sécuritaires, la disparition de mobilier urbain permettant l’assise, a plus les atours d’un prétexte que d’un réel questionnement de la fabrique de la ville.

*Corinne Luxembourg est géographe. Elle est maître-assistant