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Entretien réalisé par Jean Quétier.

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Bernard Vasseur

 

Cause commune : Tu es intervenu à plusieurs reprises ces derniers mois dans le cadre de conférences-débats autour de Marx organisées localement par le PCF. Que retiens-tu de ces échanges et de l’intérêt des communistes d’aujourd’hui pour la pensée de Marx ?
Bernard Vasseur : Ce qui m’a frappé c’est la conjonction de deux publics. L’un, autour de 50-60 ans, qui était heureux de voir revenir des soirées de réflexion « autour du fondamental ». L’autre, plus jeune, qui disait en avoir assez qu’on ne fasse que réagir à l’actualité et qui voulait qu’on parle « de ce que nous voulons, de nos points de repère ». Le nom de Marx symbolisait cette volonté et rendait possible cette convergence. Le film de Raoul Peck, dont la projection ouvrait souvent les discussions, qui montre un jeune Marx, à l’opposé de l’image consacrée du « vieux savant », permettait assez vite de parler de la jeunesse de ses idées. Il y avait un effet « découverte » de la vie de Marx, qui venait contrecarrer un a priori, un préjugé solide (comment un type qui vivait il y a deux siècles pouvait avoir quelque chose à dire sur notre temps ?). Cela aidait à prendre du recul et à réfléchir sur la longue durée, à rappeler que des idées qui sont aujourd’hui des idoles absolument vénérées – comme « démocratie » et « république » – ont été conspuées et maudites pendant des millénaires. Avec cette question en perspective : pourquoi l’idée du communisme, formulée il y a bien moins longtemps, devrait-elle en rester au lugubre portrait qu’en dressent aujourd’hui les vainqueurs du moment et à la décevante impasse qui a rongé sa toute première expérimentation au XXe siècle.

Cause commune : Tu viens de faire paraître un ouvrage intitulé Avec Marx. Penser et agir aujourd’hui, édité par la fédération du PCF 93. Comment définirais-tu ce rapport à Marx vers lequel fait signe la préposition « avec » ?
Avec Marx s’oppose d’abord à tous ceux qui voudraient bien nous faire penser sans lui. J’en vois de trois sortes. Il y a d’abord les libéraux pur sucre qui le réduisent à l’état de traîne-savates du concept (il s’est trompé sur son époque, il n’a rien à nous apprendre sur la nôtre). Il y a ensuite ceux qui le rangent dans l’histoire et l’abandonnent à la poussière des siècles (il a dit vrai sur son époque, mais la nôtre est totalement différente, et il ne nous aide en rien à la penser). Il y a enfin ceux qui honorent l’analyste du capitalisme mais qui stigmatisent le militant du communisme (il dit vrai dans la description, y compris pour aujourd’hui, mais fut un mauvais « prophète »). Ce qui revient à prétendre qu’il n’y a pas d’issue au capitalisme, si ce n’est quelques correctifs à la marge, et qu’il est déraisonnable de chercher à penser, comme Marx l’a fait, un dépassement communiste du capitalisme.

« Pourquoi l’idée du communisme devrait-elle en rester au lugubre portrait qu’en dressent aujourd’hui les vainqueurs du moment et à la décevante impasse qui a rongé sa toute première expérimentation au XXe siècle ? »

« Avec Marx aujourd’hui » se distingue aussi de « Avec Marx hier », c’est-à-dire des lectures qui en ont été proposées ou imposées tout au long du XXe siècle. Pour des raisons politiques : le marxisme promu doctrine officielle des États socialistes, la lecture soviétique (le marxisme-léninisme) imposée comme modèle… Pour des raisons théoriques : certains de ses textes étaient inconnus, les traductions en français étaient contestables (par exemple celle du livre 1 du Capital par Joseph Roy). Ainsi, maintenant que nous disposons de tous les brouil­lons du Capital, nous savons que Marx n’était pas un doctrinaire, mais un chercheur qui n’hésitait pas à remettre en cause ce qu’il avait cru un moment avoir établi. Ou bien encore nous découvrons désormais des textes de Marx jusqu’alors introuvables ou difficiles d’accès (sur le colonialisme, l’esclavage et le racisme, la Chine et l’Inde…) qui permettent d’enrichir le regard sur son œuvre.

« Ce qui a échoué au XXe siècle n’est pas le communisme comme on le croit souvent, mais bel et bien le socialisme sous ses deux visages : le socialisme de la social-démocratie, le socialisme de la voie autoritaire du parti unique. »

Et puis avec Marx veut dire en compagnie de… Cela signifie qu’il m’apparaît nécessaire, mais n’implique pas du tout qu’il doit être un interlocuteur unique dans le déploiement d’une pensée… Le graphiste Gérard Paris-Clavel qui a fait la maquette du bouquin en a résumé ainsi l’objectif : « Rêve-toi et Marx ». C’est drôle et c’est juste.

Cause commune : Le titre de ton livre fait écho à la somme théorique en quatre volumes publiée par Lucien Sève, Penser avec Marx aujourd’hui. Dirais-tu que tu t’inscris dans une démarche analogue ?
Tu me fais beaucoup d’honneur en évoquant la grande œuvre de Lucien Sève qui condense des années de travail sur Marx. Mais restons simple et modeste : mon livre ne joue pas « dans la même division » que les siens et ne cherche pas le même public. Il reprend en les augmentant sensiblement les textes de conférences données devant des militants, qui ont rencontré un grand intérêt, si bien que la direction fédérale de Seine-Saint-Denis – et je l’en remercie – a décidé de les publier comme un livre de formation. Il s’agit donc d’un exercice de pédagogie politique comme j’en ai pratiqué – d’ailleurs bien souvent au côté de Lucien – dans les écoles du Parti communiste il y a longtemps et que je suis heureux de voir renaître. Ces différences entre nos deux projets ne m’ont évidemment pas empêché de suivre et de reprendre ses formules et ses analyses quand je les trouvais pertinentes et bien frappées. Je lis ses travaux depuis des décennies et, alors qu’au départ, dans ma jeunesse, j’étais « althussérien » (pour parler vite), il m’a convaincu – textes à l’appui – que sa lecture de Marx était la plus juste, la plus adéquate. Je m’efforce donc de la faire vivre et je partage son souci d’abandonner le nom de « marxisme » – qui a été historiquement associé à trop de mécomptes et d’erreurs – pour le remplacer par « la pensée-Marx » ou « penser Marx aujourd’hui ».

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Gérard Paris-Clavel, graphiste militant

Cause commune : « Penser et agir », dis-tu. L’apport de Marx pour penser le capitalisme est aujourd’hui assez largement reconnu, même par Jacques Attali et Patrick Artus. Quand il est question d’agir, en revanche, c’est une autre affaire… Que peut nous apprendre Marx aujourd’hui sur le terrain de l’action politique ?
On ne trouve évidemment pas dans Marx des recettes toutes prêtes sur les formes d’action à mener, mais on trouve des orientations de pensée qu’il s’agit de rendre sensibles dans les initiatives que l’on décide de mener pour les faire partager. Vers la fin du Manifeste, il explique, par exemple, que dans tous les mouvements auxquels ils participent, les communistes « mettent en avant la question de la propriété ». Cela ouvre des pistes sur ce qu’il faut faire vivre pour combattre les inégalités béantes qui marquent notre époque. Il y a en France aujourd’hui moins de milliardaires qu’il n’y avait d’aristocrates sous l’Ancien Régime, et que dire des inégalités dans le monde ! De même la « critique de l’économie politique » que construit Marx (c’est le sous-titre du Capital et ce n’est pas la même chose que l’élaboration d’une économie) invite à rendre sensible le fétichisme qui dissimule en permanence la véritable réalité du capital et vise à lui donner un air naturel aimable d’éternité et de modernité. Dans un moment comme le nôtre – qui ressemble beaucoup à un Thermidor –, il est important de ne pas seulement se défendre contre des mises en cause et pour conserver des droits, mais d’attaquer au nom d’une autre conception de la modernité, fondée sur l’idée (qu’on trouve dans Marx) que le capitalisme ne produit pas seulement ses fossoyeurs, mais surtout ses successeurs qui seraient capables sans lui de faire bien mieux que lui. C’est ce que je formule ainsi : la conscience du contre ne suffit pas à donner la conscience du pour. De même encore, Marx est un penseur du communisme et, si l’on combine ce qu’il en dit avec ce que nous a révélé l’histoire terrible du XXe siècle, alors on voit qu’il ne suffit pas de se débarrasser du parasitisme d’une classe exploiteuse et d’abattre le capitalisme au moyen de l’État socialiste (ce que la révolution soviétique a accompli) pour faire advenir une société sans classes et des individus émancipés et libérés. En sorte que, pourrait-on dire, ce qui a échoué au XXe siècle n’est pas le communisme comme on le croit souvent, mais bel et bien le socialisme sous ses deux visages : le socialisme de la social-démocratie (qui n’a nulle part mis à mal le capitalisme et a fini par tout lui céder), le socialisme de la voie autoritaire du parti unique (celui des partis communistes, qui n’a jamais conduit au communisme et a fini par s’effondrer). Autrement dit : socialisme et communisme ne se confondent pas, et le concept économique d’exploitation dont s’est contenté le premier ne doit pas se confondre avec la catégorie d’aliénation qui, montre Marx, permet dialectiquement de donner toute son ampleur à la conquête du second.

Bernard Vasseur est philosophe.
Entretien réalisé par Jean Quétier.

Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018