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Le Mouvement 5 étoiles doit une forte part de son succès à son discours anti-élites et il est indéniable qu’il incarne une certaine exigence de « démocratisation » de la vie politique italienne. Toutefois, l’absence de cadre théorique et d’horizon politique clair explique tant les difficultés du mouvement à se positionner sur des thèmes fondamentaux qu’à sortir d’une gestion néolibérale.
Par Antonello Ciervo*

J’ai toujours trouvé suspectes les catégories utilisées par les sciences politiques pour décrire de manière générale et abstraite la réalité politique et j’ai toujours considéré la catégorie de « populisme » ambiguë par définition. Pour cette raison, en essayant d’aller au-delà des généralisations abstraites des sciences politiques et d’une certaine philosophie de gauche (Laclau), je crois qu’une analyse de la modalité concrète d’action des mouvements politiques, dans leurs contextes nationaux spécifiques, doit être le point de départ pour développer une analyse de leurs idées et, précisément, de leur action politique.

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Cela étant dit, il me semble que l’on ne peut pas déroger à cette exigence méthodologique si l’on veut analyser la nature politique du Mouvement 5 étoiles (Movimento 5 stelle). Au-delà du fait que ce mouvement est désormais le premier parti politique italien, en partie grâce à la visibilité de son « porte-parole », Beppe Grillo, les instances politiques qu’il a réussi à fédérer font l’objet d’un consensus effectif dans l’opinion publique et dans l’électorat tant de gauche que de droite1.

Une critique radicale de la classe politique et dirigeante italienne
Le premier élément politique qui caractérise le Mouvement 5 étoiles, est une critique radicale de la classe politique et dirigeante italienne, incapable d’apporter des réponses aux profondes inégalités sociales qui ont explosé au lendemain de la crise économique de 2007 mais qui, dans le scénario post « État providence » inauguré par le gouvernement de centre gauche de Romano Prodi et aggravé par les politiques néolibérales de Silvio Berlusconi, étaient déjà évidentes depuis au moins une décennie.
Selon la rhétorique du Mouvement 5 étoiles, alors que les citoyens attendaient de la politique les réformes nécessaires pour améliorer leur vie, les « politiciens » n’auraient pensé qu’à s’enrichir par le moyen de la corruption ou d’accords illicites, en démontrant ainsi qu’ils sont « tous les mêmes », quelle que soit leur couleur politique. Il en résulte le dépassement de la dichotomie politique droite/gauche : dans un scénario post-idéologique qui est celui dans lequel nous nous inscrivons aujourd’hui, les parlementaires et les hommes de gouvernement, une fois élus, jouissent d’une rente privilégiée, en raison des hauts revenus qu’ils gagnent sans rien faire et de l’immunité parlementaire qui les protège des procès intentés contre eux par la magistrature. Concrètement, les idées n’intéressent personne : les « politiciens » sont tous des voleurs, des corrompus et des malhonnêtes. Par conséquent, les piliers du programme politique du Mouvement 5 étoiles peuvent être synthétisés ainsi :
a) limiter la fonction parlementaire à deux législatures : la politique, en effet, est un service rendu aux citoyens et ne doit pas être un métier à vie. De cette manière, le Mouvement semble nier à sa racine l’idée wébérienne pour qui la politique, dans les systèmes parlementaires représentatifs, est une profession et le politicien, à son tour, une figure sociale et professionnelle spécifique ;
b) chaque parlementaire doit restituer plus de la moitié de son salaire aux citoyens, par le moyen de l’institution d’un fonds protégeant l’entreprenariat des jeunes ou des groupes sociaux les plus défavorisés ;
c) expulsion du Mouvement si l’un de ses représentants est condamné au premier degré au pénal (dans le programme originel du Mouvement, l’expulsion était même prévue pour les personnes mises en examen) ;
d) mandat impératif, afin de renforcer le contrôle entre électeur et élu, surtout dans le cas où l’élu n’assume pas sa fonction de parlementaire dans le respect du programme politique du Mouvement.

« Chacun peut devenir célèbre pour cinq minutes, ou pour cinq ans, dans le grand spectacle politico-électoral mis sur pied par le Mouvement 5 étoiles. »

Des positions conservatrices sur certains sujets
L’exaltation du mandat impératif et de la démocratie directe, aujourd’hui possible grâce à Internet et aux nouveaux média, font du Mouvement 5 étoiles une formation politique qui revendique une idée de la démocratie fortement « jacobine ». Ce n’est pas un hasard si la plateforme informatique du Mouvement, sur laquelle les militants décident de leurs candidats et du programme électoral, a été appelée, par la société qui la gère (la Casaleggio associati, propriétaire entre autres du logo du Mouvement), par le nom du philosophe genevois théoricien de la démocratie directe : « Rousseau » !
L’anomalie du Mouvement 5 étoiles consiste toutefois dans le fait que, si son idée de la démocratie semble faire écho aux théoriciens de la gauche, le mouvement se révèle bien plus mo­déré sinon franchement conservateur quand il doit prendre position sur des questions spécifiques. Par exemple, la position du Mouvement concernant les thèmes de l’immigration correspond, par bien des aspects, à celle de la Lega nord (la Ligue du nord) et des droites populistes européennes : ce n’est pas un hasard que, au parlement de Strasbourg, le Mouvement 5 étoiles se soit allié avec les eurosceptiques de l’UKIP. La position sur la sortie de l’euro, à l’inverse, s’est beaucoup nuancée dans les dernières années : du no euro des origines, il en est venu à soutenir la « possibilité » d’organiser un référendum consultatif, pour savoir ce que pensent les Italiens de la monnaie unique et, éventuellement, renégocier les politiques néolibérales de Bruxelles.

Un pragmatisme politique de façade
Concernant les thèmes des droits civiques, à l’inverse, le manque d’une culture politique et philosophique de référence rend le Mouvement incapable d’avoir une position unique en son propre sein, faiblesse qui se cache derrière un pragmatisme politique de façade. Dans le débat sur la reconnaissance des droits aux couples homosexuels par exemple, la position du Mouvement n’était ni pour ni contre. Le leitmotiv des parlementaires était le suivant : il suffit de lire et d’analyser techniquement, article par article, la proposition de loi en discussion et, au cas par cas, le groupe parlementaire décidera s’il vote pour ou contre !

« Mouvement 5 étoiles : une formation privée d’une culture sociale et politique de référence et qui, cependant, à chaque fois, s’efforce de créer le consensus autour d’elle en cherchant à épouser les circonstances. »

Enfin, le Mouvement ne refuse pas non plus l’idéologie technocratique néolibérale : au niveau local, les administrateurs élus, pour se distinguer des vieux groupes dirigeants de droite et de gauche, déclarent vouloir gouverner en assainissant les comptes publics, dans le respect des critères de transparence, d’efficacité et d’efficience propres au new public management néolibéral. Leurs équipes de gouvernement, squadre di governo, aussi par manque d’un groupe dirigeant politique, sont souvent composées de techniciens qui sont félicités pour leur compétence et pour le fait qu’ils n’ont appartenu dans le passé à aucun parti politique.
Et c’est peut-être cela, en définitive, la clef de lecture que l’on peut proposer du Mouvement 5 étoiles : une formation privée d’une culture sociale et politique de référence et qui, cependant, à chaque fois, s’efforce de créer le consensus autour d’elle en cherchant à épouser les circonstances. Dans cette optique, l’anomalie populiste du Mouvement 5 étoiles consiste dans le fait d’être un parti qui naît contre les vieux partis corrompus mais qui – quand il gouverne au niveau local – met en œuvre des politiques essentiellement modérées, centristes, avec comme unique objectif d’administrer l’existant.
Le Mouvement se trouve ainsi à la confluence des votes du petit entrepreneur qui a vécu en personne la crise économique ; du travailleur licencié ; du jeune sans culture ou engagement politique qui s’intéresse pour la première fois à la politique (peut-être attiré par le slogan sur la démocratie directe via Internet du Mouvement) ; du fonctionnaire frustré par la perte de son statut social ; du petit travailleur autonome incapable de s’installer dans la profession et qui voit dans la politique un exutoire à cette incapacité.
En bref, nous sommes face à un populisme à la Balzac, petit bourgeois, qui propose à chacun la possibilité de devenir parlementaire ou administrateur public parce que – en paraphrasant Uno vale uno « un vaut un » : chacun peut administrer la chose publique pourvu qu’il soit honnête, préparé et avec des compétences technico-professionnelles à mettre au service du bien commun. De cette manière, alors, il n’y a plus ni droite ni gauche qui tienne, il n’y a plus d’idées ou de compétences politiques à faire valoir dans l’espace public ; chacun peut devenir célèbre pour cinq minutes, ou pour cinq ans, dans le grand spectacle politico-électoral mis sur pied par le Mouvement 5 étoiles. Un vaut un, ou mieux, l’un vaut l’autre.

*Antonello Ciervo est avocat à la Cour suprême de cassation à Rome.
Traduit de l’italien par Aurélien Aramini.

1. Beppe Grillo est un comique génois, connu pour avoir été chassé de la RAI (la télévision publique) dans les années 1980 parce qu’il avait accusé publiquement Bettino Craxi, alors secrétaire du Partito socialista (Parti socialiste), d’être corrompu (NDA).

Cause commune n° 3 - janvier/février 2018